Composée en 1888 par Gustav Mahler, sa première symphonie, Titan, trouve l’origine de son nom dans un roman oublié de Jean Paul Richter (1764-1825). Trop méconnu en effet est celui qui comme Jean-Jacques, pour Rousseau, se fit un prénom, tant il eut du succès, tant il fut aimé de ses contemporains : les étudiants allemands d’Heidelberg l’acclamèrent comme le plus grand auteur vivant, y compris devant Goethe. Et à l’instar de l’auteur d’Emile, il produisit un récit pédagogique en 1807, Levana, se réjouissant de trouver « quelque preuve (…) que l’homme est authentiquement bon ». En 1838 ses Œuvres complètes comptaient 56 volumes, quoiqu’il reste encore bien des pages complémentaires, comme ses carnets aux 40 000 pages, dont on extrait ici quelques « pensées » et autres « pierres à bâtir », sous le titre volontairement éclairant de La Lanterne magique.
Les notes sont jetées au hasard : perles esthétiques et « brimborions philosophiques ». En cet ensemble piquant, l’éthique de l’écrivain, la fantaisie, l’humour, les perspectives intellectuelles et psychologiques s’entremêlent : « La raison jette ses racines dans la fange des passions ».
Quelques réflexions sont dignes du journal d’un écrivain, qui conçut en 1798 sa Biographie conjecturale : « Tout mon gribouillage est, en fait, une autobiographie intime ». Et d’une esthétique de la sensibilité, bien digne du romantisme : « La moindre odeur florale me rend poétique sur l’écritoire ». Ce qui n’empêche ni modestie, ni auto-ironie : « Si vous saviez combien peu je m’inquiète de Jean-Paul Friedrich Richter, cet avorton insignifiant qui me porte en son sein ! » En lecteur enthousiaste d’Hegel, il avoue également son idéalisme, l’esprit étant le plus pur de soi.
En ces « fouilles corporelles », l’on va s’amuser de : « même l’urine crée un arc-en-ciel », et d’un trait de cynisme : « Son cerveau n’apporta quelque chose au monde que lorsqu’on l’a autopsié ». Ou plus métaphysique et mythologique : « Le corps est la selle de ce Pégase qu’est l’esprit ». Reste qu’il faut parfois méditer longuement pour saisir le sel d’une telle remarque : « La philosophie est le racloir de l’arbre de la Connaissance ». En revanche, dans le domaine de la politique, notre auteur dénonce « l’engourdissement des membres du corps de l’État », ce qui n’a pas perdu de son actualité. De même que la critique acerbe des illusions et des utopies : « C’est déjà assez que, pendant quelques années, lors de la Révolution, un État idéal ait existé pour les lecteurs de journaux ».
L’on devine que la dimension aphoristique y est récurrente et soignée. Ce qui vaut pour Jean Paul vaut également pour nous lecteur : « Vous m’avez tenu pour bien meilleur que je le suis et m’avez gardé comme dessert au lieu que comme potage ». Le spectre est fort large, tant il déambule de la vie ordinaire et du vin jusqu’aux « espaces infinis », en passant par les femmes et le mariage, là où le moraliste n’est pas loin. Entre « fientes érudites » et « trompette de la renommée », le romancier jette ce qui pourrait parfois ressembler à des vers pour un immense poème en gestation.
Cette lecture, à déguster par petites touches, est un régal. Il est permis de la comparer aux Grains de pollen de Novalis, aux aphorismes de Lichtenberg, aux Fragments de Schlegel, ses contemporains. Même si ses romans, entre baroque et romantisme échevelé, sont chez nous épuisés ou enfouis dans les poussières des catalogues, comme Titan ou Hespérus, les éditions Corti se sont fait un devoir, dans leur belle collection « Domaine romantique », de faire briller son impressionnant Choix de rêves, par exemple celui du « Christ mort » où « il n’est point de Dieu », ou, pour marquer l’étendue de sa palette d’écrivain, son satirique Éloge de la bêtise.
Thierry Guinhut
La Lanterne magique
Jean Paul
Choix et traduction de l’allemand par Charles Le Blanc
Corti, 176 pages, 18 €
Histoire littéraire Des pierres à bâtir
juillet 2022 | Le Matricule des Anges n°235
| par
Thierry Guinhut
Florilège de pensées en compagnie de Jean Paul, le Titan du romantisme allemand.
Un livre
Des pierres à bâtir
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°235
, juillet 2022.