Clément Rosset, arlequin philosophe
Clément Rosset a été retrouvé mort dans son appartement parisien le 27 mars 2018. » Au lendemain de cette dépêche de l’AFP, la presse aussitôt rend hommage à un penseur « atypique » ou « inclassable ». L’épitaphe, qui en soi n’est pas fausse, révèle surtout un embarras : comment qualifier Rosset autrement que sur le mode privatif ou négatif ? C’est le type atypique, de la classe agitée des inclassables. Une sorte de cancre mais génial. Faute de mieux, on hasarde « iconoclaste », et Livres Hebdo s’émeut au souvenir du « philosophe des chemins de traverse », comme si le défunt était Sylvain Tesson. France Culture se risque à « gai savant », ce qui eût furieusement rappelé au regretté, grand lecteur de BD, le Gai-Luron de Gotlib.
L’affaire, soixante ans plus tôt, semblait pourtant avoir commencé au mieux. En 1961, l’interview télévisée de Rosset, sur l’unique chaîne de l’ORTF, révèle un très jeune homme – 20 ans, il vient d’entrer à l’ENS – soudain promu bête curieuse pour La Philosophie tragique, édité aux prestigieuses Presses Universitaires de France. Courte barbe noire, cravate, costard sombre, l’un de ces « petits messieurs », pour paraphraser Roland Barthes, qui s’appliquent à faire plus que leur âge. Rosset à l’écran s’y montre poseur, voire emphatique comme l’est son premier livre, que plus tard il reniera pour son style, disant même en avoir honte. Plus austère qu’il ne le sera jamais lors de ses futures apparitions dans les médias (pas si rares, chez Polac et Pivot en particulier), il a quelque chose de l’instituteur des écoles publiques, ou du pasteur protestant. Mais au fond, il n’est exhibé qu’à titre de curiosité, et le sourire amusé de Pierre Dumayet, l’animateur vedette de l’émission « Lectures pour tous », est le premier de tous ceux à venir : destin de Rosset, de n’être jamais totalement pris au sérieux, et de n’être lu et reconnu comme philosophe que de loin, et sans trop s’y arrêter. Pour ses pairs, c’est le cousin de province, qu’il restera durant la totalité de sa carrière, relégué, lui le Normand né à Carteret en 1939, à l’université de Nice. Il ne regagnera Paris qu’à sa retraite en 1998.
D’où vient-il ? « (…) je suis issu d’une famille bourgeoise, et même d’assez grande bourgeoisie, catholique et bien-pensante », dit-il dans Franchise postale. Benjamin d’une fratrie de cinq, la fille aînée et quatre garçons, Clément est le seul à ne pas naître à Madrid où son père était directeur d’Air Liquide. D’où chez Rosset l’importance de l’Espagne, de Majorque surtout où la famille part régulièrement en vacances, dans la maison achetée par le père avant la guerre civile, ce que le philosophe continuera de faire durant toute sa vie, s’y réfugiant pour écrire, y recevant aussi ses amis, et, dit-il dans un hommage à Astérix en Hispanie, y trouvant « ce lien mystérieux et essentiel qui relie la véritable joie de vivre à une connaissance intime et constante de la mort ». Le père était « totalement réactionnaire », et...