Antonio Moresco, le grand incendiaire
Il faut certes un peu de courage pour affronter Les Ouvertures. Un peu de patience, un peu d’endurance, avant que ne commence à sourdre la petite musique de la prose de Moresco. Mais une fois qu’elle commence à résonner, une fois qu’enflent ses modulations lentes ou affolées, méditatives ou électriques, il est trop tard : 700 pages plus loin, rendu brutalement au silence, on ne ferme le livre qu’à regret. Déjà ?
Expérience radicale de déterritorialisation, lire Moresco, c’est accepter que les repères, les limites, la logique disparaissent au profit d’un réseau de correspondances inédites et sensibles.
D’un matériau pourtant explicitement autobiographique (les trois vies de l’auteur : jeune séminariste, militant de la gauche extraparlementaire, écrivain) et cloisonné en trois parties distinctes, « Scène du silence », « Scène de l’histoire », « Scène de l’épreuve », naît donc un récit magmatique où la désorientation règne en maître et où la question même du pourquoi n’a plus lieu d’être. Tout palpite ici : « les murs se gonflent à chaque léger souffle de vent », la matière prolifère sans ordre ni raison, les objets vivent une vie anarchique, comme ces aiguilles de couture mystérieusement disséminées que l’on retrouve parfois dans la pulpe d’une poire ou le jaune d’un œuf dur. Tout vibre à l’unisson, si étroitement connecté par des liens invisibles et impensés qu’il suffit de modifier l’orientation d’un miroir pour, non seulement, déplacer les perspectives, mais surtout redéfinir le socle du monde. Et d’un simple cillement, étirer le temps dans d’impromptus imparfaits, le contraindre à « un état de gestation pérenne », l’arrêter bientôt, le figer dans des « jeux de l’éternité » où tout « s’étal(e) jusqu’à disparaître, perd(…) consistance, n’(est) plus que lumière lumineuse sans plus de couleur ni de matière ». Mais on peut aussi l’emballer dans des accélérations inouïes, jusqu’à faire pivoter le monde sur lui-même « comme autour d’un axe ». Ces rotations, si rapides qu’elles en trouent l’espace et le temps, plongent le narrateur dans une sorte d’absence intempestive, imprévisible, incontrôlable – peut-être la condition même d’une compénétration absolue – dans laquelle ne surnagent que quelques balises, images fixes et récurrentes auxquelles s’accrocher. Glisser dans ce silence, c’est d’abord chercher à « saisir la trame de mille et mille langages alternatifs ou parallèles, dont les codes variaient si rapidement qu’ils pouvaient perdre leur sens bien avant que n’arrive à destination l’exigence expressive qui les avait suscités ». En ressortir, quand le corps devient de nouveau habitable, c’est s’apercevoir que « toutes les choses prenaient forme et se détachaient une à une dans l’air transparent », signe que le soleil s’est levé. Ou marcher soudain dans la neige, signe que l’hiver est revenu. C’est dans cet espace paradoxal, entre veille et sommeil, que se tiennent les personnages de Moresco, toujours bâillant, toujours au bord de...