Antonio Moresco, le grand incendiaire
Ce fut pour le moins une entrée remarquée. Et un succès inattendu. Avec son format court (128 pages), sa signature inconnue en France et son fil narratif plutôt ténu, La Petite Lumière d’Antonio Moresco s’est imposé comme un phénomène littéraire de la rentrée 2014. Ce petit texte à la beauté et l’étrangeté confondantes, méditation nocturne brouillant les frontières entre la vie et la mort, était présenté par son auteur même, dans une lettre à son éditeur en forme de préface, comme une « petite lune qui s’est détachée de la masse encore en fusion » d’un roman à venir, non encore traduit, Gli increati (Les Incréés), dernier volet d’un magma colossal de près de 3 000 pages : une trilogie intitulée Giocchi dell’eternità (Jeux de l’éternité). Il aura fallu pas moins de trois ans à son fidèle traducteur, Laurent Lombard, pour venir à bout du premier panneau de ce triptyque, Les Ouvertures, qui paraît en cette rentrée chez Verdier. L’occasion de plonger (le terme n’est pas abusif) dans l’œuvre mouvante et troublante d’un écrivain hors normes.
Avec ce cinquième texte traduit en France, on pourra commencer à se faire une idée véritable de la stature de l’homme et de son œuvre, littéralement cultes en Italie. La vision n’en sera néanmoins que très partielle, si l’on sait que Moresco est l’auteur de plus de trente textes (du roman à la fable, de l’essai au pamphlet en passant par le conte pour enfants). On pourra néanmoins toucher du doigt le caractère radicalement novateur et singulier de sa prose, et pressentir l’extrême unité qui la traverse, quels que soient les territoires qu’elle aborde. Chez Moresco, l’écriture est d’abord vision, puissance de l’imaginaire poussée à son comble, capable d’abattre tous les murs – ceux du genre, ceux qui compartimentent en des territoires bien réglés rêve et réel, vie et mort, vie et création. Elle est aussi flux, majestueux, puissance du verbe, matière et eau, traversée du temps et de l’espace. Objets littéraires non identifiés, inclassables et fascinants, ses textes récusent toute chapelle. Défendent la puissance agissante de la littérature sur le monde. Et affirment de leur petite voix douce, contre les tristes prophètes de l’éreintement généralisé, que le cadavre bouge encore. Il n’a pourtant rien d’un théoricien, Moresco, cet enfant d’une famille très modeste né à Mantoue le 30 octobre 1947, ce mauvais élève humilié par l’institution scolaire, cet homme longtemps perdu dont la carte d’identité mentionnait : « Profession : ouvrier ». Mais qui trouva en l’écriture peut-être son unique et véritable patrie, l’unique façon d’habiter le monde et, qui sait, de le changer, lui, le solitaire, l’étranger perpétuel.
Lui, que son père, prisonnier de guerre, eut « la drôle idée de concevoir » à son retour en Italie, après avoir passé six ans dans différents camps dans les Indes britanniques, et qui grandit dans une riche villa de la région mantouane (la bastide de Ducale, dans Les Ouvertures, en est la...