Hannah Sullivan, née en 1979, a de faux airs de sa compatriote, l’actrice Keira Knightley. Outre-Manche, son premier recueil paru il y a trois ans a fait l’unanimité comme rarement. Dans The Guardian, la London Review of Books, The Observer, entre autres publications qui comptent chez nos voisins anglais, la poétesse, par ailleurs universitaire (elle enseigne à Oxford), a été vivement saluée. Comme on partage cet enthousiasme ! Trois poèmes est captivant et, surtout, si moderne ! Il faudrait offrir ce livre à tous ceux qui disent ne pas aimer la poésie et à ceux, aussi bien, qui l’aiment mais la pensent finie. Dans la présentation qu’il fait de cet ouvrage qui « déroute autant qu’il séduit », le traducteur Patrick Hersant parle de « la force narrative de ce qu’il faut bien appeler un récit ». Car il s’agit bien d’une chronique de la vie courante composée sur le mode de la quête ironique, voire désenchantée, d’une raison d’être. Il n’y est question, tragique leçon indépassable, que de solitudes juxtaposées. La poésie de Sullivan se donne sans lyrisme, sans transcendance, mais non sans envoûtement, son vers libre et élastique vous magnétisant irrésistiblement.
Cette voix qui semble soliloquer a quelque chose, oui, d’hypnotique ; voix-off d’une succession d’emboîtements narratifs, bande-son de scènes parfois crues, échos d’expériences américaines. Le tout laisse une impression d’inadéquation de la narratrice à elle-même ou tout au moins d’inaccomplissement, faisant de sa vie – mais c’est également la nôtre, le pronom you valant aussi bien introspection qu’interpellation du lecteur – un chemin solitaire. « Peut-être habitons-nous les jours, mais les matins sont éternité./Ils nous réveillent, et chaque jour se réveiller est absurdité /Refaire ce qu’on a fait la veille, éternellement. » C’est l’éternel retour du Même : la robe de chambre élimée bleu marine du père, l’aube sale qui éclaire l’hôpital, lieu symbolique du cycle de la vie, le regard fatigué malgré l’eyeliner Maybelline, les slides du PowerPoint à préparer, bref, c’est Héraclite drapé dans des rideaux Ikea…
En trois mouvements, pour reprendre un terme musical, Hannah Sullivan dresse donc un tableau des errances contemporaines tout à fait saisissant et d’une profonde justesse, sur fond de technologies (Google, Facebook, Tinder, l’iPhone, figurants incontournables de nos vies connectées) qui entretiennent une relation biaisée au monde. Dans l’exposition des faits de langage tel qu’il se dit aujourd’hui, il y a des clins d’œil à l’histoire littéraire, ou disons plutôt des incrustations, comme on le dit en bijouterie (présences furtives de Didion, Eliot, Fitzgerald, Shelley…). Ce triptyque solipsiste se lit d’une traite, ne se lâche qu’à la dernière page, pareil, presque, mais oui, à un roman à suspense. Poésie à suspense ? Si on veut… On est suspendu en tout cas aux lèvres de Miss Sullivan, une conteuse sans illusions, une talentueuse raconteuse d’histoires au présent.
Anthony Dufraisse
Trois poèmes
Hannah Sullivan
Édition bilingue traduite de l’anglais par Patrick Hersant
La Table ronde, 165 pages, 16 €
Poésie Au présent
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
| par
Anthony Dufraisse
En trois mouvements, l’Anglaise Hannah Sullivan dresse un tableau des errances contemporaines sur fond de technologies.
Un livre
Au présent
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°221
, mars 2021.