Vivre est si stupéfiant, cela ne laisse que peu de place pour d’autres occupations. », tels sont les mots empruntés à Emily Dickinson par lesquels Françoise Ascal commence son journal. Elle y témoigne de la maladie qui l’affecte gravement, durant les années 2012 à 2017. Sa vie s’en trouve alors durablement entravée : « Ma rémission aura duré un an et demi. L’année s’achève par une batterie d’examens. », observe-t-elle dès le 2 décembre 2012. Sa liberté d’aller et venir se voit remise en question et tenir la souffrance à distance devient une gageure. L’écriture cependant lui permet de se sentir vivre. L’Obstination du perce-neige nous montre l’écrivaine à son labeur. L’observation de la nature, celle d’une prairie, constitue tel un motif pictural, l’objet de ses notations. Dans Variations-prairie, nous en retrouverons la description. La conscience que l’autrice a du travail qu’elle est en train d’opérer, l’amène à une mise à distance de soi. Les mouvements de sa psyché, qui la font osciller entre répulsion et pulsion créatrice, les voici saisis eux aussi comme des motifs auxquels revenir. Tout un champ possible d’exploration s’ouvre ainsi à elle.
Grâce à ce travail de perception et d’écoute, c’est tout une trame sensible qu’il faut discerner. Aussi, s’approprie-t-elle cette citation de Nathalie Sarraute : « Les mots servent à libérer une matière silencieuse qui est bien plus vaste que les mots. » Elle laisse également entrevoir ce qu’il lui en coûte : « Écriture laborieuse, passant par une phase de gangue dont il faut se dépêtrer. Ornières connues mais irréductibles. Peut-être parce que “l’unique nécessaire” qui me tenaille ne varie pas plus qu’il ne s’atteint. Force m’est de piétiner, de buter sur le même mur. » Ou encore : « Comment écrire tendu et en même temps faire affleurer les nuances ? Comment ne pas tailler à coups de serpe quand on veut un texte à arêtes vives ? » Et à propos de sa façon d’appréhender l’écriture : « J’en suis là : j’enterre l’idée que l’écriture est à côté de, au même titre que, etc. Non, elle n’est pas sur le même plan. Elle est un cœur nécessaire pour rester vivante. »
Dans Variations-prairie, la description de ce bout de prairie révèle un regard en mouvement, au plus près de l’objet et tout à la fois le donnant à voir. Le moment de l’observation, durant lequel le regard se constitue, forme le substrat de ces proses en transfiguration perpétuelle : ce qui est vu mène plus loin, au cœur de la nature humaine, de son langage fait de symbole et de matière. Celle qui se voit regardante nous guide dans les méandres de sa mémoire, inscrivant l’écriture du monde naturel qu’elle affectionne dans la perspective de sa propre existence. Si l’historien Alain Corbin analyse dans La Fraîcheur de l’herbe la manière dont un objet sensible s’élabore dans le temps long de l’histoire, Françoise Ascal nous montre à quel point voir, dire et décrire, consiste à ranimer ce qui sommeille en nous, de même que la nature nous révèle ses propres métamorphoses. Ainsi, évoque-t-elle, « la calligraphie indocile des herbes et des joncs, bâtons d’écriture dressés en lignes ou en bouquets sur les rides grises de l’eau ». Bien plus, engrangées depuis l’enfance, les sensations ont mûri, et désormais telles des eaux claires, ou d’autres plus opaques, elles laissent entrevoir le cours fluctuant de ce qui vit et meurt. « L’enfant, écrit Françoise Ascal, (…) ses pieds ignorent qu’ils foulent un sous-sol d’archives vivantes qui racontent l’histoire de la terre. »
Emmanuelle Rodrigues
L’Obstination du perce-neige : Carnets 2012-2017
Françoise Ascal
Encres de Jérôme Vinçon
Al Manar, 140 pages, 17 €
Variations-prairie,
Françoise Ascal
Peintures de Pascal Geyre
Éditions Tipaza, 133 pages, 30 €
Poésie Leçon de choses
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Emmanuelle Rodrigues
La poète Françoise Ascal publie ses carnets et un recueil de proses. D’un livre à l’autre, ce récit de soi nous retient.
Des livres
Leçon de choses
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.