La voyageuse de nuit. Jadis à l’Université, un professeur de littérature française nous présentait cette métaphore comme un sommet de l’art rhétorique. Mais une élocution paresseuse, proche du grognement, doublée d’un phrasé elliptique, brouillait ensuite ses explications. On croyait jusqu’ici qu’avec cette image Chateaubriand cherchait à signifier l’imperceptible altération des chairs, l’affaissement tectonique des organes au-delà de l’âge mûr. Ou encore l’accablement chronique des matins, l’éveil au fond d’un puits dont la margelle paraît toujours plus haute. Contresens. Aux deux tiers de l’essai qui porte cette métaphore pour titre, Laure Adler cite in extenso le passage de la Vie de Rancé : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » Et soudain tout s’éclaire (ou se trouble, selon la sagacité de chacun).
L’ancienne directrice des programmes de France Culture a donc choisi de consacrer son dernier ouvrage au problème de la sénescence. À 70 ans, consciente d’être « bientôt vieille », elle décide d’enquêter sur la fin de vie, « ce lieu dont personne ne parle », un peu comme on se mouille la nuque avant de plonger dans l’eau. Le déclin de ses forces l’inquiète moins que la brutalité avec laquelle l’Occident se détache des anciens. Considérés comme des encombrants, victimes d’un séparatisme froid et silencieux, leur situation empire à mesure qu’ils deviennent plus nombreux (et surtout les pauvres, et surtout les femmes). Plus la vieillesse est durable, moins elle est équitable. Pour preuve, la scène dont l’auteure fut témoin pas plus tard que l’autre jour à la pistoche : un jeune homme, vexé d’être doublé sous la surface par une septuagénaire, stoppe son dos crawlé pour tancer l’insolente : « Va te faire baiser, vieille salope, au lieu de nous emmerder à faire croire que tu vaux mieux que nous ». Mouais. L’anecdote paraît un peu frelatée et dégage – en plus d’une forte odeur de chlore – des flagrances d’autofiction. Jamais les nageurs ne construisent de phrases aussi longues.
Heureusement, le vécu de l’auteure ne constitue pas l’unique matériau de ce traité de Gérontologie. On trouve, mêlé aux observations et aux questionnements de l’essayiste, un florilège de citations sur la fin de vie qui, dans le sillage de Malraux, édifie une manière d’« Ehpad imaginaire ». On y déambule avec curiosité. Chambre 302. Ah, c’est madame Duras. Comment ça va ce matin, on a un peu écrit ? « Quand on n’écrit pas, on doit avancer dans une forêt qui ne se ferme jamais parce que là c’est la forêt qui se ferme, vous êtes pris. » Dur. Dans l’ascenseur, on croise monsieur Mauriac, qui nous explique : l’homme vieillit comme les poires, « en devenant mous par endroits, plus durs à d’autres ». Pour se redonner du courage, Laure Adler visite ses plus vénérables amis. On se rend chez Edgar Morin, Mona Ozouf, radieux, ou encore chez Annie Ernaux, qui propose gentiment de partager sa tisane (servez-vous, c’est la verveine du jardin).
L’animatrice de L’Heure bleue annonce en préambule de son livre que son texte s’apparente davantage « à un carnet de notes (…) qu’à un livre savant. » Vrai, pour l’aspect un peu chaotique de la réflexion, l’agencement hasardeux des idées ou l’écriture digressive. Mais c’est rester modeste avec la partie scientifique du bouquin, négliger par exemple les investigations anthropologiques. Où l’on découvre que les Inuits, après un ultime nez à nez, abandonnaient leurs vieux « sur la banquise avec quelques vivres jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Et même pas une télé ?
À partir de quand est-on vieux ? A-t-on partout et de tout temps stigmatisé les têtes chenues ? À quel âge le sexe est-il un risque ? Peut-on perdre la mémoire et rester soi ? Quel est le coût exact d’une baignoire à porte ? Laure Adler n’esquive aucune des interrogations liées au vieillissement mais n’offre que de vagues réponses.
Sur la sexualité au moins, tentons une synthèse : si certaines femmes s’estiment soulagées d’enfin échapper à la corvée, Jane Fonda avoue avoir attendu 80 ans pour « fermer la boutique ». Pour les messieurs, une raison d’espérer : deux hommes pour dix femmes dans l’effectif des maisons de retraite. Mais la lutte continue : le ministre de la Santé, s’appuyant sur un rapport « détaillant la stratégie nationale de santé sexuelle pour les personnes âgées » vient seulement d’intervenir pour préciser « que les maisons de retraite sont aussi des lieux de vie et que l’amour n’y est pas interdit ». Ouf.
Et les baignoires à porte ? Disons que là aussi, ça dépend. En fonction du modèle. Neuf, ça peut représenter un certain budget.
Pierre Mondot
En grande surface Avec nos meilleurs vieux
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Pierre Mondot
Avec nos meilleurs vieux
Par
Pierre Mondot
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.