Iakovos Kambanellis (1922-2011), auteur d’une quarantaine de pièces, surnommé « le patriarche » pour être le fondateur du théâtre grec contemporain, sort de Mauthausen (où il a été détenu vingt mois après son incarcération à Vienne pour « espionnage »), ou plutôt n’en est jamais sorti : « C’est Mauthausen qui m’a défini comme homme, je suis encore un homme du camp », résume la citation en haut de couverture. Et s’il fallait comparer Mauthausen, ce serait avec « Chez nous, à Auschwitz » de Tadeusz Borowski, qui marqua tant Kertész. « Cela avait beau être l’enfer, c’est devenu notre lieu à nous », dit Kambanellis du camp.
Kambanellis précise son intention de reprise du texte de 1965 dans son avant-propos à l’édition de 1995 : « (…) cinquante ans ont passé depuis cette époque-là sans que tout ce que 1945 nous a légué soit passé en nous ». Car il s’agit bien d’un legs. Celui de la mémoire de Mauthausen classé « III » par les nazis, soit l’un des Konzentrationslager les plus durs, mais aussi de « cette époque-là », durant quoi Kambanellis, responsable de la communauté grecque, appartint à ce camp sauvé du camp que fut durant plusieurs mois Mauthausen pour les rescapés attendant le départ.
Ce qui frappe, c’est l’alternance entre la violence des souvenirs de l’horreur, et la tendresse du narrateur comme de ceux à qui ils restituent leurs voix. D’un côté la perversité des nazis, qui « s’amusent » à contraindre des détenus à manger un cadavre, et qu’ils tuent – qu’ils refusent de le faire ou bien pour « anthropophagie » s’ils le font. Ou de cet officier, qui fait « cadeau » à son fils de 9 ans de deux hommes pour qu’il s’entraîne à tirer sur eux au pistolet. De l’autre, Kambanellis au sujet de ses camarades cantonnés : « Ils cueillaient des fleurs qu’ils mettaient dans des boîtes de conserve qui faisaient office de vase ». D’où un aveu : « Pour moi, si les journées à Mauthausen jusqu’au 5 mai 1945 restent un cauchemar, les autres, jusqu’à notre départ, sont lumineuses et envoûtantes ». Journées grises, et colorées comme ces robes que les femmes se font dans des nappes, des rideaux. Le récit est scandé par l’amour de Iakovos pour Yannina : « Sa tête rasée sentait le savon américain ». Nul pathos ici dans la chronique d’un amour naissant, puis d’une passion dans un contexte où les libérateurs, les nazis détenus, et les anciens esclaves, cohabitent dans un non-lieu aberrant, les carrières de pierre où furent décimés ceux, celles, qui, fantômes désormais, ne cessent de hanter les vivants. « Nous avions beaucoup de mal à passer par les endroits où nous avions eu peur autrefois. Ils étaient hantés, il fallait d’abord qu’ils soient exorcisés ».
Le souvenir du temps où l’on s’entre-regardait : « Cet échange muet de regards qui passaient à travers deux clôtures de barbelés n’avait pas besoin de paroles. C’étaient les heures de l’amour à Mauthausen. (…) Les femmes ne se sentaient plus femmes. Les signes de chaque mois avaient cessé. Les hommes étaient cassés : plus de bandaison, plus de pollutions nocturnes, leurs corps semblaient nécrosés. Et pourtant, ces dimanches-là, c’étaient les jours de l’amour à Mauthausen ».
Promesses de 1945, exaltation, dans le camp reconquis, à rêver, et de façon très politique avec les Espagnols antifranquistes, d’un monde nouveau. Puis la désillusion, et rapidement pour Kambanellis le choc de la guerre civile dans son pays. Mais en dépit de la détresse, le legs… La splendeur, chantée par un Grec amoureux d’une très jeune femme, encore maigre et apeurée mais belle dans ses mots et ses rires, d’un « rayon de soleil sur ses cheveux coupés ras ».
Jérôme Delclos
Mauthausen, de Iakovos Kambanellis
Traduit du grec par Solange Festal-Livanis, Albin Michel,
371 pages, 22 €
Domaine étranger Home, wild home
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Jérôme Delclos
Un chant de vie et de résistance, par le dramaturge Iakovos Kambanellis, rescapé du camp de Mauthausen.
Un livre
Home, wild home
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.