Revue Lignes N°62 - Les Mots Du Pouvoir / Pouvoir Des Mots
Les mots, le pouvoir qu’ils se donnent et qu’ils confisquent autant à ceux qui les emploient qu’à ceux qui s’en croient privés par illégitimité (les étrangers, les infans, les mutiques, les sans-voix dits sans-dents), exigent qu’on sache les employer avec discernement et justesse. En faisant qu’aucun abus de pouvoir ne sous-tende leur emploi, mais aussi sans que jamais quelque chose en eux ne soit hystérisé. On a entendu il y a peu, ou lu dans des livres d’expert du langage, des mots employés de façon tout aussi obscène qu’inconséquente, dont celui de « lynchage ». De même que l’expression « langue de bois », utilisée pour caractériser l’usage fallacieux, euphémisé, manipulateur, voire la vacuité, entre autres des politiciens (d’abord utilisée en Russie sous l’expression « langue de chêne » pour nommer la bureaucratie tsariste), par-delà ce qu’elle nomme, rappelle Jean-Christophe Bailly, ne doit rien au « bois ». Ce qui n’empêche pas Bailly d’en caractériser le « dobblespeak » et de nommer très ironiquement ce que le mot « excellence » attire à lui : « Localisée dans des “pôles”, l’excellence agit justement comme un aimant, c’est-à-dire qu’elle est faite ou postulée pour attirer le semblable. L’excellence attire l’excellence, la produit et la reproduit. Est excellent ce qui correspond au programme du fétichisme de l’excellence, lequel n’a de sens qu’à se fonder sur l’exclusion et le rejet de tout ce qui n’est pas lui, de tout ce (ceux) qui n’y arrive(nt) pas ». Toute transaction verbale qui confisque la parole et en absente la relation, rejoue ainsi une violence de classe que la consanguinité élitiste perpétue.
Il existe aussi une utilisation abusive de stéréotypes appelant une vision managériale de la réalité, dont rendent très bien compte certains articles de ce volume : Jacob Rogozinski par l’emploi qu’Emmanuel Macron ne cessa de faire du mot « Bienveillance », comme Yves Dupeux montre bien la falsification opérée par le pouvoir du mot « justice », de celui d’« universalisme », lors de sa mise en œuvre de la réforme des retraites. La romancière Gaëlle Obiégly attaque, quant à elle, ce « nous » dont les politiques se sont emparés comme d’une tarte à la crème, dévoyant la force du pronom et de ses utopies. « Au moyen d’un pronom, un ensemble est planifié. Un ensemble qui unit, qui place à égalité les gens qui ont voté pour lui et ceux qui n’ont pas voté pour lui, un ensemble qui centralise les compatriotes (…). Nous semble généreux. N’est-il pas aussi abusif ? Et même surtout abusif ? »
Quarante-quatre entrées revigorantes, du mot « Peuple(s) » (Gérard Bras) au « Croche-pied » (Olivier Cheval), en passant par « Prendre » (Michel Surya) d’où il sera question de la « prédation et du pillage » dans les régimes démocratiques, de « L’imprononçable : une politique » (Francis Cohen) au syntagme « Violences policières » (Sidi-Mohamed Barkat) constamment repoussé pour permettre « à la politique du capital de régner sans partage en abusant de l’usage de la force. », au mot « Institution » (Georges Didi-Huberman) analysé avec grande ampleur, ce volume est un véritable viatique contre les sophismes de tout ordre.
E. L.
Lignes N°62
« Les mots du pouvoir, le pouvoir des mots »,
256 pages, 20 €