On a tort de ne pas prêter attention aux remerciements. Souvent s’y nichent des indices ; c’est le cas ici, lisons : « Merci à ceux et celles qui ont fait preuve d’indulgence, de délicatesse et d’amitié pendant l’écriture de ce premier roman alors que je laissais venir à moi la beauté comme la terreur. » C’est elle, Annie Perreault, l’auteure née à Montréal de ce qui est en effet un premier roman, qui souligne. Cette expression, qui reviendra plusieurs fois au cours du livre, est de Rilke : « Laisse tout venir à toi : la beauté comme la terreur. Continue : aucun sentiment n’est définitif », disait l’écrivain autrichien. Il y a donc et beauté et terreur dans cette histoire qui met en scène une femme ayant assisté au suicide d’une autre, lors de vacances en famille, un été, à Valence : « Elle se souvient avec une netteté clinique de la sensation de se figer sur le toit de l’hôtel Valencia Palace tandis que cette femme s’avance vers elle, lui confie son sac, puis se jette dans le vide. » Cette scène originelle, ou plutôt cette scène primitive comme on dit en psychanalyse, va cristalliser en elle, la consumant année après année, la rongeant de culpabilité jusqu’à… vous verrez bien, ne dévoilons pas tout car ce roman vaut d’abord par sa tension.
Dès le départ, cette quadra canadienne excelle à installer une atmosphère dont on comprend très vite qu’elle sera pesante tout du long. L’impuissance de son personnage, Claire Halde, regardant une inconnue se jeter dans le vide, vaut-elle indifférence ? Toute la question est là – c’est-à-dire tout le ressort philosophique de ce récit. Le drame (un suicide) va tramer coûte que coûte une tragédie (intérieure), un peu comme un séisme connaît de violentes répliques. Le trauma que Claire ne parvient pas à dissiper va la pousser à tout remettre en cause au fil du temps : « glisser vers quelque chose d’obscur, d’inconnu », c’est sa crainte. Cette femme en proie à un questionnement existentiel toujours plus déstabilisant, sa fille – prenant par intermittence, à mi-chemin du livre, le relais dans la narration – va nous en faire le portrait, et ce bien des années après les faits. Cela donne lieu à de très belles pages sur le marathon, que cette dernière pratique comme une marque de fidélité à la mère, elle-même adepte assidue de la course à pied. Et la fille d’interroger le sens d’un effort physique qui, s’il n’était que cela, n’aurait peut-être pas grand intérêt. Car le dépassement de soi qu’exige ce sport d’endurance pose la question des frontières de l’identité ; jusqu’où se connaît-on ? À quelles insoupçonnées ressources a-t-on accès ? De quoi le corps peut-il être le secret théâtre ? De quelle intime ou interdite représentation de soi ? Et surtout, après qu(o)i court-on ? Ces questions, éloignées du sujet initial en apparence, nous ramènent en réalité en permanence vers la vie de cette mère de famille bouleversée, dévastée, et qui se voit comme « la femme qui en a laissé mourir une autre ».
Revenant encore et encore sur l’événement névralgique, Annie Perreault imprime donc à son récit un rythme lancinant ; c’est une rumination à foulées cadencées. L’éditeur a raison, on pensera aux films de David Lynch, ce cinéaste qui sait cultiver une atmosphère aussi troublante qu’intrigante. Pour autant, il n’y a pas chez Perreault cette complexité narrative qu’on retrouve chez le réalisateur, cet art des interprétations multiples ; la romancière se montre plus simple et plus directe dans son approche et sa restitution de ce qui se défait sous nos yeux. Sans être jamais plate, son écriture semble toutefois viser une efficacité propre à d’abord servir le suspense de l’histoire – le côté terreur, disons. Mais l’écriture sait se faire aussi plus contemplative, quand, épiphanies aveuglantes d’évidence, le temps et l’espace se dilatent en soi dans le sport poussé à l’extrême, le sexe ou le lâcher-prise – c’est, et toujours pour revenir à la phrase de Rilke, la dimension beauté de ce livre. Terreur, beauté, Annie Perreault joue habilement sur les deux tableaux et cela promet pour ses prochains livres, sous le soleil d’Espagne ou d’ailleurs. Car suite il y aura, n’en doutons pas, et de près ou de loin on la suivra. Anthony Dufraisse
Valencia Palace, d’Annie Perreault
Le Nouvel Attila, 213 pages, 18 €
Domaine français Le vertige des frontières
janvier 2020 | Le Matricule des Anges n°209
| par
Anthony Dufraisse
Signé Annie Perreault, un premier roman lancinant sur les conséquences d’un suicide. Entre beauté et terreur.
Un livre
Le vertige des frontières
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°209
, janvier 2020.