Hélène Gaudy, photosensible
Cela ne se passe pas dans sa maison mais dans sa maison d’édition ; c’est au fond d’une cour à gauche, près de la rue Saint-André-des-Arts – l’hôtel d’Aguesseau ; une première porte, un couloir garni de livres et où s’amorcent des escaliers, un patio à traverser, c’est à nouveau au fond à gauche, une pièce nue, une chambre claire, une table – la voix d’Hélène Gaudy. Précise et affûtée, malicieuse, digressive, flûte et rauque, elle nous entraîne dans un jardin mental aux sentiers qui bifurquent.
Avec Un monde sans rivage, vous racontez l’histoire d’une illusion, en évoquant une expédition « ratée ». Votre titre est-il nostalgique d’une époque d’exploration ou au contraire ironique ?
Ce titre a vraiment plusieurs sens. Le tout premier fait un pont avec mon livre précédent, Une île, une forteresse ; il est issu d’une citation d’Un voyage, d’H. G Adler. Pour lui, le « monde sans rivage » est Terezín, cette ville-forteresse devenue camp de concentration. Or en faisant voyager cette citation dans le temps, elle prend d’autres sens. Le plus évident est que des hommes sont sur la banquise et cherchent un rivage ; ils ne le trouvent évidemment pas, parce qu’ils naviguent sur un paysage mobile qui les emmène toujours dans le mauvais sens, et quand, au bout de trois mois, ils abordent enfin une île, le rivage signe en fait leur propre fin… Il y a aussi le sens plus large d’un monde qu’on n’arrive plus à attraper : à leur époque, il s’agit des terres lointaines, inatteignables, tandis qu’aujourd’hui il s’agit d’un monde insaisissable parce qu’on l’a trop quadrillé, apprivoisé. Au fil de l’écriture ce rivage m’apparaissait toujours sous une autre forme, comme quand on voyage sur un bateau et qu’on découvre petit à petit la terre sur laquelle on va aborder.
Qu’est-ce qui vous a interpellée dans les photos de l’expédition, dont vous dites le « pouvoir d’urgence et de mélancolie » ?
J’ai décidé d’écrire sur ces images au moment où je les ai vues, dans un musée de Copenhague en 2014. Je ne savais pas quelle forme prendrait le livre mais je voulais l’écrire. C’est leur matière qui m’a interpellée : la disparition de ces hommes était visible. On dit souvent qu’une photo montre quelque chose qui a déjà disparu, mais là, c’était rendu concret par toutes ces taches, ces zones d’ombre et de lumière. En plus, quand je les ai découvertes, c’étaient des négatifs agrandis sur des tables lumineuses dont le rayonnement faisait percevoir tous les détails et leur conférait un caractère d’objet magique : il y avait vraiment la présence spectrale de ces hommes ; quelque chose avait été devant l’objectif. En lisant très rapidement leur histoire dans ce musée, j’ai découvert que ces traces étaient aussi celles du paysage, de la neige et de la glace. Il y avait donc presque toutes les raisons qui me donnent envie d’écrire, la question de la disparition, la question de l’image et celle du rêve d’un ailleurs qu’on ne parvient pas à attraper....