Ce que c’est d’avoir traversé l’océan, d’arriver au point d’arrivée qui n’est en fait qu’un point de départ, ou pire, de retour à zéro, néant, d’être trié, de répondre à des questions (vingt-neuf), d’être marqué d’une lettre à la craie en cas de maladie (C, E, F, H, K, L, SC, TC, X), d’être parqué dans une salle immense, de voir en face la statue de la Liberté, d’être né en Europe dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle ou au tout début du suivant, d’être examiné, d’arriver avec peu de choses, son histoire, d’être un parmi seize millions. Cela Georges Perec ne l’a pas vécu mais il en a documenté les traces dans un court récit à la fois assez célèbre et trop peu connu, un récit composé pour un documentaire tourné à la fin des années 70 avec son ami Robert Bober. Le film existe ; deux albums ont paru, l’un avec le texte de Perec, les entretiens transcrits, des images, le second enrichi de documents personnels de Perec et de Bober, chez P.O.L en 1994. La même année P.O.L isolait le texte de Perec ; aujourd’hui il reparaît en poche.
Étrange récit que ce court récit, qui part sur les traces de qui n’en a laissé que peu ; qui commence comme une satire grinçante, un bloc de prose et d’ironie, l’humour triste de Chaplin-Perec pour commenter l’existence de ce qu’à défaut il faut nommer centre d’accueil, cette « usine à fabriquer des Américains, une usine à transformer des émigrants en immigrants, une usine à l’américaine, aussi rapide et efficace qu’une charcuterie de Chicago : à un bout de la chaîne, on met un Irlandais, un Juif d’Ukraine ou un Italien des Pouilles, à l’autre bout – après inspection des yeux, inspection des poches, vaccination, désinfection – il en sort un Américain ». Étrange aussi, ce document chiffré, daté, qui recense les nationalités des gens, énonce l’Histoire d’un lieu doté du nom d’un particulier, avant d’être station des innombrables, puis prison, puis abandon. 1892-1924. 1954. Étrange aussi parce que précis et troué : scindé en deux parties Ellis Island raconte en même temps le trajet d’une voix qui se brise. Des blocs de prose l’écriture de Perec se fragmente en énumérations poétiques, questions, litanie émue. « Comment retrouver ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours ? ».
Le lecteur retrouve alors l’auteur inquiet, joueur, de Tentative d’épuisement d’un lieu, de L’Infraordinaire, de W ou le souvenir d’enfance. « (J)’aurais pu naître, comme des cousins / proches ou lointains, / à Haïfa, à Baltimore, à Vancouver / j’aurais pu être argentin, australien, anglais ou suédois, / mais dans l’éventail à peu près illimité de ces possibles, / une seule chose m’était précisément / interdite : celle de naître dans le pays de mes ancêtres » dit le visiteur sans parents sur le seuil de l’Amérique. Monument de pudeur est son Ellis Island en papier.
Pour poursuivre le voyage à la fois mémoriel et imaginaire de l’auteur outre-Atlantique on pourra lire l’étude précieuse que l’universitaire Jean-Jacques Thomas fait paraître aux Impressions nouvelles, intitulée comme un album de Tintin, Perec en Amérique, au sous-titre plus mélancolique, « La traversée identitaire ». De cette traversée, Ellis Island ne constitue qu’un point, et le critique restitue à la fois les tentations cinématographiques et sociologiques de Perec et la réception inégale de son œuvre chez les cousins américains. Pour poursuivre, on pourra aussi (re)lire en miroir le petit livre de Maylis de Kerangal sur les naufragés d’aujourd’hui, À ce stade de la nuit.
Chloé Brendlé
Ellis Island, de Georges Perec
P.O.L poche, 80 pages, 8 €
Poches L’île des larmes
La rêverie documentaire, intime, d’un orphelin sur la terre d’asile – et de refus – que fut Ellis Island, face à New York, pendant trente ans. Des millions de destins croisés, quatre-vingts pages et toute la pudeur de Georges Perec.