Une vie, ça tient à peu de chose, parfois à une seule phrase : « Il respirera de l’essence, le plomb entrera dans ses os, le titane obstruera ses pores et une fibre d’amiante s’introduira dans poumons. » Ensuite, rien, sinon la mort après des décennies de labeur ; ensuite, ce récit, dédié à tous les Renato du monde. Alberto Prunetti, fils de Renato, raconte l’histoire de son père, soudeur-tuyauteur, raconte d’un même élan l’histoire industrielle, politique et sociale de l’Italie des années 70 et 80, de la puissance de la classe ouvrière à son déclin, rongée par un libéralisme à tous crins.
Alberto Prunetti s’oblige à se souvenir, recolle les morceaux d’une destinée vouée à l’oubli, écrit « à contrecœur » mais avec ténacité. Il dit avoir reçu en héritage de ses ancêtres ouvriers et paysans, la hargne, le courage, l’esprit de résistance et un humour à faire tenir debout. Ce à quoi l’on pourrait ajouter, une infaillible détermination : savoir d’où il écrit, pourquoi il écrit. « La mémoire est une chose vivante qui se préserve en passant la ponceuse sur la rouille du temps. Avec la brosse plus dure, j’insiste. C’est ce qui aurait plu au charpentier métallique, personnage principal de cette histoire. Pas de fleur, mais beaucoup d’antirouille. » Le fils travaille son récit à la force du poignet, s’acharne sur son établi d’écrivain, manie les mots comme des outils, en rythme soutenu, et donne corps à un homme mort à 59 ans, victime du travail, condamné à mort par un serial killer d’un genre nouveau : l’amiante.
Renato est un nomade industriel. Il va de villes en villes, de chantiers en usines, de la pétrochimie à la sidérurgie, « entre raffineries et aciéries, entre pétrole et vapeur, entre amiante et métal, dans le raffinage des hydrocarbures et à toutes les étapes de la production de fonte et d’acier. » Il y a des dos douloureux, de la fatigue dans les yeux, des accidents, des maladies (non reconnues, évidemment), la famille au loin, les cantines et les petits hôtels de banlieue, les copains et leurs blagues, les beuveries et la solidarité. Il y a des syndicalistes qui se fourvoient : « Nous rappelons à nos camarades que critiquer l’usine revient à cracher dans la soupe. » Il y a le Parti communiste qui remplit son rôle : « éviter la révolution. »
À cette époque, un prolo comme Renato, digne et fier de l’être, se vouait corps et âme au boulot. Il pouvait faire vivre une famille, envoyer son fils à l’université (avec une bourse). Le travail était un culte, une sorte de contrepartie, un deal. Salaire contre labeur. Sans imaginer, ou si peu, que ce culte mènerait tout droit à la tombe.
Alberto Prunetti, journaliste et traducteur, mêle à cette « biographie ouvrière » ses jeux de gosse (le foot), les repas mitonnés, mêle le tragique à l’innocence : « Les malheureux, pour moi, pour nous, fils de l’usine, c’étaient les enfants de riches. Les bourges. Ceux qui ne pouvaient pas sortir de chez eux, qui devaient se tenir bien comme il faut et rentrer propres. » Libre et un rien libertaire, son livre respire la rage de vivre. Martine Laval
Amianto, une histoire ouvrière, d’Alberto Prunetti
Traduit de l’italien par Serge Quadruppani, Agone, 142 p., 12 €
Zoom Du plomb sur les ailes
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Martine Laval
En racontant l’histoire de son père métallo, l’écrivain italien donne voix à toutes les victimes du travail. Un récit entre tragédie… et joie de vivre.
Un livre
Du plomb sur les ailes
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.