Lecture achevée du troisième roman de Xavier Lapeyroux, 46 ans (ont précédé Quand Parkinson est funambule en 2003 et, en 2015, Marathon), on imagine ce qu’un Lars von Trier ou un Wim Wenders pourraient en faire. Ou mieux, l’un des deux David, Cronenberg ou Lynch. Ou même, dans un autre genre, chez nous, un Guillaume Canet (celui de Ne le dis à personne). Car dans ce livre au fort potentiel cinématographique, il y a matière à scénario : l’histoire d’une menace qu’il faut coûte que coûte contenir… « Maison blanche, lac, pinède » : un havre de paix niché sur les hauteurs d’une colline où Hermann, le narrateur, vit avec sa petite famille, une femme, une fille ado. Un drame dans le voisinage immédiat – un jumeau tue accidentellement sa moitié – amorce le pressentiment d’un danger plus grand encore. Dès ce fait divers s’enclenche « un processus », « un mécanisme irréversible », comme dira à un moment un personnage de policier en apparence secondaire, et l’univers si familier, si sécurisant va glisser dans une inquiétante étrangeté, bien au-delà de l’absurde.
Dès le début quelque chose couve dans ce décor baigné d’une chaleur accablante, un vrai bouillon de cultures où fièvre et sueurs froides n’auront de cesse bientôt de travailler au corps et au cœur le personnage. Elles s’ajoutent à des sortes de visions par lesquelles le protagoniste, éducateur social de métier, entrevoit souvent un monde parallèle, mais en pire. Comme si, en un réflexe propitiatoire, il imaginait le chaos pour mieux le désamorcer ou le tenir à distance des siens. En vain car surviennent quand même des événements : des disparitions, des apparitions. En même temps qu’Hermann, le lecteur assiste ainsi à la prolifération des incongruités, « un peu comme des indices que quelqu’un aurait délibérément semés sur (son) chemin ». Discrets ou flagrants, toujours plus de signes apparaissent frappés au sceau de l’ambiguïté. Ambigus, l’inexplicable surgissement de « la maison jumelle sur la rive opposée », de l’autre côté du lac, et le lac comme un miroir envoûtant ; ambiguës, les ressemblances physiques entre les proches du personnage et des inconnus, notamment certains résidents du foyer pour mineurs où il travaille ; ambigu surtout le climat électrique du quotidien. Au fil des pages s’installe une atmosphère de plus en plus pesante, saturée de mauvaises ondes. Tout suggère qu’une duplication du monde est en cours : le passe-temps photographique de la fille d’Hermann, adepte « de la double exposition permettant de superposer deux prises de vue », le visionnage de L’Invasion des profanateurs, film de science-fiction de la fin des années 70 où il est question d’une menace invisible et d’avatars, les flashs infos des chaînes d’actualité en continu où des vedettes de cinéma engagent des doublures pour échapper aux paparazzis, les photos-assemblages de l’artiste David Hockney qui déconstruisent la réalité en multipliant les points de fuite…, absolument tout.
Ces analogies glissées dans le texte, on les considère d’abord comme des clés de lecture peut-être un peu trop voyantes. À tort : ces clins d’œil à des œuvres ou à des procédés de reproduction de la réalité font en fait office de mises en abyme qui renforcent un peu plus encore la sensation de dédoublement du réel. Ou plutôt que le réel se double, pour détourner le titre d’un essai fameux du philosophe Clément Rosset. Ces diverses allusions au thème du double viennent donc confirmer un glissement de réalité, comme le personnage lui-même le suggère, dans la crainte grandissante d’un « glissement de terrain qui cherche à (l)’emporter ». Cette tectonique, c’est aussi, sur le plan narratif, le suspense qui joue à plein : « Si tout semble identique, on ne peut nier qu’un mouvement de plaques s’est opéré, que le sol a tremblé, que la topographie des lieux s’est modifiée ». Une manière de métempsychose généralisée déplace donc les êtres et les choses. Quelque chose « se détraque » et fait irruption dans le réel – ou illusion.
Car tout du long se pose une question : qui est à l’origine de cette apparente scissiparité à l’œuvre, le personnage lui-même traversant une parenthèse schizoïde ? Serait-ce la réalité qui enfante sa propre virtualité ? La trame déstabilisante de ce mystère caniculaire peut paraître complexe mais, croyez-nous sur parole, Lapeyroux ne perd jamais en chemin son lecteur, l’efficacité de son écriture l’empêchant de verser dans l’hermétisme. Il y a une griserie évidente à suivre ce type embarqué malgré lui dans une intrigue qui flirte avec l’onirisme. Xavier Lapeyroux joue habilement sur le registre d’un trouble proche de la terreur psychotique, se tenant toujours « dans l’entre-deux, une zone frontière ». Comme son personnage, peut-être un double de lui-même, qui sait…
Anthony Dufraisse
De l’autre côté du lac, de Xavier
Lapeyroux,
Anne Carrière, 228 p., 18 €
Domaine français Le réel et son double
février 2019 | Le Matricule des Anges n°200
| par
Anthony Dufraisse
Trouble de la personnalité ou trouble de la réalité ? Dans ce roman à suspense, Xavier Lapeyroux donne le vertige.
Un livre
Le réel et son double
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°200
, février 2019.