Thierry Froger, la vie au révélateur
Dans son île ligérienne, l’historien Jacques Pierre découvre en juin 1995 dans Libération un court article écrit pour l’entrée de L’Origine du monde, le fameux tableau de Courbet, dans les collections nationales. Selon le quotidien, une photo reproduisant le sujet du tableau (le sexe d’une femme couchée sur le dos) aurait été prise fin des années 50 avec pour modèle la grande Ava Gardner qui aurait ainsi imité trois autres grands tableaux… C’est alors le sang de ses 16 ans qui ressuscite dans les veines de notre narrateur, un sang que les photos de la star hollywoodienne mettaient facilement en ébullition. L’homme se met en congé de l’université de Nantes qui l’emploie et file retrouver sa fille Rose qui est à Rome où les photos auraient été prises, une nuit de 58 et d’ivresse, par une Ava électrique et le chef opérateur du film qu’elle y tournait, La Maja Desnuda, qui met en scène les amours de Goya et de son modèle la duchesse d’Albe.
Dans Sauve qui peut (la révolution), Jacques Pierre écrivait une biographie imaginaire de Danton, mais une biographie d’historien tout de même, documentée, précise. Il inventait seulement le fait que Danton n’avait pas été décapité mais envoyé par Robespierre en exil sur l’île de Chalonnes… De même, ici, le roman puise dans l’histoire d’Ava Gardner et donc dans celle de Sinatra, d’Hemingway, de Fellini, de Kennedy, de Castro et de la guerre froide, autant dire l’histoire de l’Occident, de ses icônes, de ses mirages et des anges ivres dans les nuits romaines. Mais il se nourrit aussi de la fiction sans que le lecteur puisse identifier le passage de l’une (l’Histoire) à l’autre (la fiction). Ainsi voit-on Hemingway (qui recevra d’Ava Gardner une des quatre photos réalisées cette nuit de 58 autour de tableaux fameux et dénudés) serrer la main de Castro en 1960 (Histoire) puis les retrouve-t-on le soir même en la Finca Vigia (la maison d’Hemingway à Cuba) Castro écoutant toute la nuit les histoires d’Hemingway et découvrant la photo secrète (fiction).
Le roman, érudit sans que l’érudition pèse, multiplie les anecdotes avec une ivresse ludique qui n’empêche pas, sous-jacente, une dimension politique du livre. Mais, plus encore que dans le roman précédent, la langue ici s’empare des icônes réelles ou rêvées et leur donne une épaisseur que le papier glacé ou la pellicule leur a toujours refusée. Ce n’est plus Ava Gardner qu’on voit, c’est une vie incandescente qui rappellera à chacun les rêves incandescents jetés aux oubliettes de la raison. Parmi les morceaux d’anthologie du livre, on retiendra la rencontre sensuelle et mythique d’Ava et Maryline. De la brune sauvage et de la blonde à la « peau si fine, si blanche, adoucie par les crèmes et par l’absence déconcertante de tout instinct de protection, de pudeur, de calcul. (…) Elles riaient en parlant des hommes que la brune avait mis dans son lit et des mêmes qui avaient mis la blonde dans les leurs. (…) Tout les oppose jusqu’à les faire se ressembler,...