Même si nous n’en avons pas conscience, à chaque page, nous voilà en relation plus ou moins lointaine avec une librairie, ancienne, moderne, voire virtuelle. L’essayiste espagnol Jorge Carrión le sait plus que tout autre, puisqu’il en fait les « itinéraires d’une passion », d’une quête intemporelle et de tous continents. Mais au premier temps conceptuel de son introduction, il n’y a pas la moindre boutique : le « bouquiniste Mendel » de Stefan Zweig n’a qu’une table de café pour exposer sa mémoire des catalogues ; les bibliothécaires de Babel, chez Borges, errent parmi des millions de livres illisibles…
Ensuite viennent « les plus anciennes du monde », comme Bertrand, à Lisbonne, depuis 1732. Puis celles qui se font éditeurs, comme Shakespeare & Company qui, à Paris, promut Ulysse de Joyce. Là, George Whitman déclara que « son grand œuvre était la librairie : toutes ses pièces seraient les chapitres distincts d’un même roman ». Les librairies sont « politiques », entre Russie, Allemagne et Espagne, fomentent l’insurrection ou subissent la censure totalitaire, voire les passions des futurs « génocidaires » et autres « révolutionnaires » : Hitler, Mao, Lénine, Che Guevara… Alors qu’aujourd’hui « les pays islamiques œuvrent précisément à un système de répression de la lecture ».
Lieux de passages et de rencontres, notamment Les Colonnes à Tanger, les librairies s’ouvrent entre Occident et Orient. Elles fascinent jusqu’en Chine, berceau du papier au IIe siècle, et à Tokyo, même si le voyageur reste étranger à leurs calligraphies. Elles sont le mince couloir d’un petit propriétaire, font partie d’une chaîne comme Barnes & Noble, ou se vantent, telle Strand à New York, « de disposer de deux millions et demi de titres ». Et l’on aime, outre leurs fauteuils, leurs labyrinthes et leurs lecteurs, là où il « n’est pas surprenant que le coup de foudre dans une librairie soit un important topos littéraire et cinématographique ».
Carrión a ses écrivains favoris, Borges et ses conférences gratuites, Bolaño et ses auteurs nazis, Vila-Matas assistant aux « derniers râles » de Marguerite Duras, fournissant mille anecdotes. Ainsi, entre Buenos Aires, Istanbul et City Lights à San Francisco, le « fétichiste » voyageur sait faire rêver son lecteur. Malgré – ou faut-il dire grâce à ? – une composition erratique, sinueuse. Tout y passe, des artisans du livre à l’époussetage des rayonnages. En dépit de son titre, qui, il est vrai, est difficile à respecter stricto sensu, cet essai, « fils bâtard de Montaigne », glisse vers l’histoire de l’édition, les « trafiquants de livres scandaleux », les oscillations de la censure, entre le « satanique » Harry Potter, selon certains Américains, et l’affaire Rushdie. Si l’on « lie la liberté à l’achat d’un livre », cet éloge communicatif mérite de voisiner avec Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel.
La déambulation mentale, reflet de celle physique de son auteur, est ornée, comme il est de mode après Sebald, de photos en noir et blanc, vitrines, rayons, cartes de visite, peu lisibles, peu esthétiques, pas toujours légendées. Prolixe et gourmand, Carrión semble pourtant oublier ces boutiques livresques que peuvent être brocantes et vide-greniers, Ebay. Quand des librairies sont remplacées par la « restauration rapide », il rend un hommage doux-amer à celles virtuelles et planétaires, dont Amazon. Dématérialisées sur nos écrans, mais sans l’âme du libraire pour les animer, elles multiplient les possibilités de nos bibliothèques. C’est à point que Jorge Carrión conclut son généreux volume avec, outre un index et une bibliographie, une « sitographie » bienvenue. Reste que « pouvoir toucher de vieux livres est une des rares expériences tactiles où vous pouvez atteindre le passé ancien ».
Thierry Guinhut
Librairies. Itinéraires d’une passion, de Jorge Carrión
Traduit de l’espagnol par Philippe Rabaté, Seuil, 320 pages, 22 €
Essais Chasse au trésor
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
| par
Thierry Guinhut
Autant lecteur que voyageur, Jorge Carrión propose un éloge gourmand des librairies de par le monde.
Un livre
Chasse au trésor
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.