Certains chefs-d’œuvre sont à la fois des monuments que l’on admire avec révérence et, en même temps, des sortes de chantiers en construction, ouverts aux entrepreneurs futurs – comme si la pancarte En travaux les surplombait. Borges imagine un Pierre Ménard, qui, dans le Nîmes des années trente, réécrit, mot pour mot mais en parvenant à être « plus subtil » que Cervantes, certains chapitres de Don Quichotte. Joyce n’hésite pas à réinventer, de manière cryptique et ironique à la fois, la trame de L’Odyssée pour les pérégrinations dublinoises de Bloom dans son Ulysse. Naguère Kamel Daoud proposa son Meursault, contre-enquête : il était temps, d’après lui, de donner un nom à « l’Arabe » (rien qu’un étranger anonyme !) que Meursault avait assassiné. Mais ce n’est là, affirme Alice Kaplan, qu’une des nombreuses interrogations que suscite ce roman, « aussi captivant et impénétrable aujourd’hui qu’il l’était en 1942 ». Nombreuses furent les tentatives d’interprétation de l’œuvre (en commençant par l’article tonitruant que Sartre y consacra, dès 1943, dans les Cahiers du Sud) mais « personne n’a encore raconté comment Camus a imaginé ce livre singulier, comment il l’a pour ainsi dire découvert en lui-même, ni comment ce roman a fini par être publié sous l’Occupation nazie, dans des circonstances qui comptent parmi les plus complexes et les plus humiliantes de toute l’histoire de France ».
Historienne attentive, lectrice pénétrante, Alice Kaplan sut aussi bien rendre compte du procès si révélateur de Brasillach (Intelligence avec l’ennemi) que de l’expérience passionnante et éprouvante que vécut Louis Guilloux quand il dut être, durant quelques mois, à la Libération, interprète pour l’armée américaine (L’Interprète). Trois Américaines à Paris (voir Lmda N°138) retraçait ce que signifia la découverte de la France et de sa culture pour ces trois femmes si différentes qu’étaient Jacqueline Kennedy, Susan Sontag et Angela Davis. Ici, c’est à la « biographie d’un livre » qu’elle s’attelle, s’appuyant à la fois sur les études antérieures (en particulier les riches volumes de la Pléiade consacrés récemment à Camus) et sur une longue enquête personnelle, qui la conduit aussi bien sur le lieu du crime à Alger que dans les archives. C’est ainsi qu’elle pourra retrouver, dans « les tomes reliés contenant les numéros des années 1930 de L’Écho d’Oran » le fait divers qui a pu inspirer à Camus l’affrontement sur la plage, quand résonnent « les cymbales du soleil » (nous laisserons le lecteur le découvrir, dans ce dernier chapitre particulièrement réussi).
Nous suivons donc pas à pas, à partir de cette première version très maladroite (mais dont il conservera quelques scènes, retravaillées) que constitue La Mort heureuse, l’élaboration puis la publication puis la réception de L’Étranger. Des pages passionnantes racontent, par exemple, comment Camus devint chroniqueur judiciaire pour Alger républicain, journal « antifasciste, anticolonialiste » où il rejoignit l’indéfectible ami que fut pour lui Pascal Pia. De même elle sait retracer « le sinueux parcours des manuscrits » – et c’est là « pourchasser plusieurs minotaures à la fois dans ce labyrinthe qu’est la France occupée ». Le destin de l’œuvre aux États-Unis et la problématique de la traduction de cette « écriture blanche » (Barthes) donnent lieu, comme en passant, à des éclairages bienvenus sur le style de Camus. Mais Alice Kaplan montre aussi et peut-être surtout, en parallèle, comment se construit la personnalité même de Camus, entre orgueil discret et fragilité intime, appétit de vivre et chutes et rechutes physiologiques (la tuberculose longtemps menace), hédonisme et stoïcisme – moins effrayant sans doute mais tout aussi énigmatique que le fut Meursaut, son étranger.
Thierry Cecille
En quête de L’Étranger, d’Alice Kaplan
Traduit de l’anglais par Patrick Hersant
Gallimard, 332 pages, 22 €. En librairie le 15/09
Histoire littéraire Meursault vivant
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Thierry Cecille
En une enquête rigoureuse, Alice Kaplan suit pas à pas les traces de L’Étranger de Camus, de l’inspiration première au succès jamais démenti.
Un livre
Meursault vivant
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.