Il n’a pas de nom. Il ne parle pas. Il ne connaît rien d’autre que cette femme, sa mère, et leur cabane, sa cour et son enclos. Un jour, la mère meurt. Livré à lui-même, dans ce monde dont il ignore tout, il va lui falloir découvrir, apprendre. Approcher les hommes, lui, l’enfant sauvage qui ne sait rien des codes en usage dans cette société dite civilisée. Les premières rencontres sont cruelles. Pourtant, il avale le monde, l’enfant qui n’en est plus un, s’y jette sans un regard en arrière : « désormais il veut voir. Il veut savoir. Il veut connaître. Il veut se frotter à ses semblables. À compter de ce jour il ne refusera plus leur compagnie, et même il la recherchera, et cela ne changera pas jusqu’au crépuscule de sa vie où sans doute alors il aura fait le tour de ce qu’ils sont et de ce qu’il est et jugera bon de s’en détacher et où de nouveau il aspirera à la solitude qui est au final la seule certitude et l’unique vérité sur lesquelles l’homme peut se reposer. »
Les récits de Marcus Malte ont cette mélancolie poétique qui les fait osciller entre découverte et sagesse, autour d’une réflexion plus profonde sur l’humain, l’être humain comme être à la vie. Le Garçon est un personnage à la fois plus petit et plus grand que nature. Petit, par son silence jamais brisé, qui en fait longtemps l’autre de l’histoire. Celui qui écoute, suit, s’adapte. Grand par sa capacité à absorber le monde. Gamin des broussailles que des chemins de hasard vont entraîner, de Paris aux tranchées de la Grande Guerre, des routes de bohémiens et des champs de foire à l’Amazone, en passant par Cayenne et son bagne : « Il est portefaix à Paramaribo. Il est cireur de chaussures à Georgetown. Il est coupeur de canne dans les plantations du Demerara. Il est chasseur de papillons à Bartica. (…) Puis il s’enfonce à l’intérieur des terres ». Au gré des rencontres : Joseph l’homme-chêne et Le Gazou, Brabek l’ogre des Carpates, Gustave et Emma, le caporal. Longue sera la route pour celui qui s’appelle toujours le Garçon. Un nom ? « Même l’invisible et l’immatériel ont un nom, mais lui n’en a pas ». Voué à passer, sans autre existence que celle de ses pas, de son cheminement, ou celle qu’on lui prête, il sera nommé néanmoins. Emma, son grand amour, qui lui offrira ses plus belles années, « le point culminant de sa condition d’homme. Et le bonheur en sus, à son paroxysme », l’appellera Félix en hommage à Mendelssohn, pour ses Romances sans paroles qui le font tomber en extase. Puis ce sera Mazeppa, soldat, fantassin, matricule. Un nom de guerre et Vive la France pour ceux qui marchent, s’enterrent, rampent.
La vie du garçon s’orchestre en trois temps. Emma, l’Avant, l’Après. Trois temps d’une valse triste illuminée par quelques années. En se jetant dans le monde, le Garçon abandonne l’enfance, sa grâce. « Tout homme laisse un jour derrière lui son enfance. Il ne la retrouvera pas. Seuls quelques très vieux ou très fous bénéficient parfois de cette seconde chance. Les autres quand ils quittent ce monde qu’ont-ils de si précieux à emporter ? » Malgré cette rupture, il reste une silhouette comme hors du monde, hors du temps, faite pour les longues errances, livrée à l’immédiateté des choses. Privé de voix, Marcus Malte passe tout par les sens et donne à sentir, goûter, toucher. Le Garçon est un récit du ressenti, de l’émotion, une réflexion sur l’homme, le rapport au temps, à l’autre, au civilisé. Comment naît-on ; comment devient-on ; comment demeure-t-on homme ? Avec ses personnages qu’un souffle arrache, le conte d’apprentissage se fait histoire hypnotique, mélange hasardeux de philosophie, de poésie, de burlesque, de tragique, pour un exil au bout du monde et de soi-même, tout de demi-tons, à la fois lyrique et comme en sourdine.
Julie Coutu
Le Garçon, de Marcus Malte
Zulma, 544 pages, 23,50 €
Domaine français La mémoire neuve
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Julie Coutu
Avec Le Garçon, le conte d’apprentissage de Marcus Malte se fait histoire hypnotique.
Un livre
La mémoire neuve
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.