La brèche d’inconnu dans le ferme tissu du réel, l’émotion nouvelle qui n’a pas encore de nom, celle qu’on attend et qu’on espère secrètement les jours sans couleur, l’abîme qui s’ouvre sous nos pieds au cours d’une rencontre avec un visage, une langue ou un lieu, cette zone du cerveau rare qui, quand on la visite, nous fait perdre toute rationalité pour éprouver le seul sacré de l’existence… On l’appelle la passion, amoureuse, religieuse, artistique peu importe, et c’est vers elle que Philippe Vasset fait signe, sans la réduire ni prétendre la cerner, avec La Légende, roman hagiographique qui, respectant l’esthétique et les codes littéraires de ce genre qui fut si florissant jusqu’à la fin du XVIIe siècle, dévoile une farandole de vies de saints. Des saints oui, mais pas n’importe lesquels – des saints contemporains, marginaux et sans Église.
Ceux-là, c’est un ex-employé du plus grand studio de fabrique de mythes du monde, la Congrégation pour la cause des saints du Vatican, qui se met à les traquer, après avoir été détourné de son travail officiel par sa rencontre avec Laure, mystérieuse femme sans identité fixe. D’abord intrigués de concert par la destinée de l’effroyable abbé Boullan, les deux chercheurs de l’ombre écument bibliothèques, caves et parkings pour expérimenter l’énigme de leurs pulsions verticales et, avec elles, de nouvelles formes de sacré. Dans ces lieux troubles, ils découvrent bientôt des élus alternatifs : des archanges sans autre Église que les zones urbaines ou rurales qu’ils déflorent, des croyants sans autre Dieu que celui de l’Inconnu, des fervents de la nuit qui, loin de porter la soutane ou le chapelet, chaussent plutôt des habits fluorescents, arrachés, troués et brandissent des gueules travaillées par la cicatrice, la ride et, donc, la passion. Ce sont des grands vivants marginaux et exubérants, des dévots « disco, pulp et kitsch », des dévoués aux bruits du ciel, « grondements d’avions, passages de trains et cycles des réfrigérateurs », sublimes à mesure de leur ridicule, des béatifiés post-modernes et des freaks guidés par la foi en ce qui les dépasse, les emporte et le perd. Il y a un graffeur fiévreux, Azyle, écumant les grandes villes pour y asséner ses prières murales ; un bâtisseur martyre, Urbain, prêt à affronter la mort chaque fois qu’on le déloge ; un fervent baiseur, Pie, dont les rituels sexuels ne s’exécutent jamais qu’en parkings, en chantiers, en quais ; ou encore une ermite muette, Darie, vivant sans chauffage ni eau près de l’autoroute A10, « ou l’A6 ou l’A13, selon les variantes du récit » – car, oui, toutes ces vies minuscules de saints, comme le veut la tradition littéraire, sont inspirées de personnages ayant réellement existé, sans toutefois qu’on ne puisse exactement, ni d’ailleurs ne veuille, démêler le vrai du faux, l’imaginé de l’advenu.
L’ambiguïté entre fantasme et réalité, au contraire, persiste jusque dans le style d’écriture, qui oscille entre un lyrisme assumé (ne lésinant pas, par exemple, sur les points d’exclamation) et un cynisme en lutte contre lui-même (« doté de fortes prédispositions au cynisme, je m’efforce de ne pas trop y céder »), et sûrement est-ce elle, cette équivoque persistante, qui rend le livre si magique, comme lui-même cerné d’une auréole invisible.
D’être parvenu à dire par un récit cette foi en l’Inconnu, d’avoir su exprimer ce terrain vague et sacré que certains d’entre nous portons à l’intérieur, La Légende de Philippe Vasset ébranle, comme un secret.
Blandine Rinkel
La Légende, de Philippe Vasset
Fayard, 236 pages, 18 €
Domaine français Sainte équivoque
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Blandine Rinkel
Un ancien membre de la Congrégation pour la cause des saints, un prêtre défroqué élabore, dans les marges de sa vie, une Légende alternative.
Un livre
Sainte équivoque
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.