On sait le bruit que fait la tôle. Mais connaît-on celui de la taule ? Un bourdonnement permanent, un crincrin constant, de jour comme de nuit : le cliquetis du trousseau de clés dans la main du maton, « les sons des chariots », lancinants, qui apportent la gamelle, le claquement des talons dans les coursives, « le vague ronronnement des télés », « les appels des surveillants entre les étages »… « J’aime le bruit des gens de la prison », finira par admettre Christo, ce fonctionnaire de la pénitentiaire, surveillant, « un des métiers du bizarre, de l’instable, de la claque dans la figure », « métier de la souffrance ». Christo, un gars du Nord un peu à l’ouest dans sa tête et dans sa vie.
Pour son premier roman, Sylvie Dazy nous invite donc derrière les barreaux, pour trinquer à la santé de la Santé, cet établissement sous perfusion au cœur de Paris. Dans sa dédicace, celle qui a pour métier la réinsertion dit vouloir nous faire « passer par la case prison ». La formule fait sens car ici comme au Monopoly il y a les quartiers recherchés et les autres, où les brigadiers vont à reculons, le palpitant à fond. « Petits marquis et pauvres couillons » cohabitent tant bien que mal sous l’œil de Christo qui, suivant ses affectations et ses inclinations, apprend à connaître la faune interlope qui vit sous le même toit. Mené à la première personne car donné comme un témoignage de l’intérieur, ce roman convoque images sur images. L’univers carcéral est un astre noir – ou plutôt gris, murs, corps et esprits compris –, toujours au bord du désastre. Pris dans « la spirale du ras-le-bol ». « Vaisseau embourbé ». La Santé pourrait même faire sienne la devise de la capitale : fluctuat nec mergitur, secoué mais ne coule pas. À tous les échelons, l’administration pénitentiaire écope entre deux syncopes pour éviter le naufrage. L’apéro du midi permet aux gardiens de tenir le cap de ce « bateau mal barré ». Comment tout ça tient, on se demande, tant c’est miracle. Ou magie : « un grand bordel (…) qui tourne quand même. Un numéro d’illusionniste permanent avec des gens qui apparaissent et disparaissent, parce que chaque fonctionnaire fait son bout de travail, les rouages s’enclenchent dans d’autres rouages, vaut mieux regarder de loin et pas approfondir ». Les autres images de ce lieu clos ne sont pas moins parlantes : la ruche, la fourmilière ou celle de la mémère grabataire : « On est dans une vieille prison, c’est une mamie adoucie par l’âge mais qui n’a plus la force de se nettoyer vraiment, elle s’écaille, du plâtre tombe un peu, on en a marre de balayer, on lance la grève du nettoyage en pensant qu’elle va se retenir de se déliter mais elle s’en contrecarre, elle voudrait qu’on la soigne, c’est un monument historique, non ? »
Tel un ethnologue à l’aventure en terre hostile, Christo tient en quelque sorte le carnet de santé de la Santé. Son expérience vaut sismographe, avec pics de fièvre imprévisibles : suicides, départs de feu dans les cellules, rixes et autres scènes de la vie enfermée. Il a beau prendre du galon, ce personnage toujours un peu désorienté paraît continûment chercher sa place. Cette vie entre les murs c’est surtout, pour lui, une affaire d’entre-deux. Plus encore qu’à l’écart ou à distance, on le voit toujours à mi-chemin, spectral ou somnambulique, entre des détenus qui ont les histoires qu’ils ont, de violence et de misère, et des matons qui, comme les matous, sont renfrognés et ne veulent pas d’histoires, mais la paix, le train-train. Christo est un crabe qui marche de travers dans un univers où l’indécision rend vulnérable. Sylvie Dazy signe un beau numéro de ventriloque sur un monde équivoque.
Anthony Dufraisse
Métamorphose d’un crabe, de Sylvie Dazy
Le Dilettante, 160 pages, 15 €
Domaine français Entre les murs
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Anthony Dufraisse
Métamorphose d’un crabe, premier roman de Sylvie Dazy, donne à voir la prison de l’intérieur, côté maton.
Un livre
Entre les murs
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.