L’étendue galeuse des marais. » Le cadre de ce roman dit beaucoup de l’ambiance qui y règne. On n’y entre pas sans appréhension. Peur de s’enliser, de perdre tous repères. Crainte des silhouettes fantomatiques qui rôdent ou ne demandent qu’à hanter des lieux désolés, crainte, aussi, des « ombres effrayantes des bêtes, au loin, groupées autour des flaques d’eau saumâtre ». On avance dans ce roman en regardant derrière l’épaule des personnages qui tous autant qu’ils sont, morts ou vivants, ont quelque chose à cacher. À cracher. D’emblée l’atmosphère est pesante et elle sera toujours plus oppressante, étouffante, à mesure que les secrets seront éventés. Ou plutôt éventrés. Le jeu de mots n’est pas gratuit, croyez-nous sur parole. Sait-on jamais à quoi on s’expose quand on murmure le nom des disparus, semble nous dire Élie Treese, ce Français dont le père est américain : « La douleur appartient toujours en propre à celui qui la déterre, quel que soit le temps passé ». Dans ce roman au climat troublant, le troisième après Ni ce qu’ils espèrent, ni ce qu’ils croient (Allia, 2012) et Les Anges à part (Rivages, 2014), Elie Treese électrise le lecteur avec une histoire construite sur le principe des temporalités parallèles, entre passé et présent. Auprès d’un vieil homme retiré dans un mobile-home posé au beau milieu d’un « trou », une jeune femme veut « tenter de mettre des mots » sur une mystérieuse histoire où il était question, vingt ans plus tôt, d’un précieux tableau que possédait une famille de collectionneurs, les Monte Cassino. Que le vieil homme, tel un augure antique, ait des dons de préscience et que le fils aîné de cette famille se prénomme Hector ne sont évidemment pas des hasards, le drame ancien comportant une dimension quasi mythologique. Au surplus le titre même, inspiré d’une citation de L’Iliade placée en exergue, vient confirmer les soubassements homériques de ce texte. Une constante chez Élie Treese dont les deux précédents romans faisaient fond, déjà, sur le mythe d’Ajax et Le Roman de la Rose. Plus ou moins transparentes, les références à un hypotexte laissent penser que cet écrivain franco-américain ne conçoit le roman que comme un palimpseste ou un imaginaire-continuum. Bref, ici les hommes sont animés de puissants sentiments, violence, vengeance, passion amoureuse, et le lecteur, à les voir se déchirer, en proie à la folie, se croirait presque transporté au cœur d’une fres-que épique.
Ce récit à suspense ne livre qu’au compte-gouttes ses sombres énigmes, Élie Treese maintenant sans cesse le lecteur dans un état de tension soigneusement calculé. S’attend-on à la révélation du « secret des secrets », comme dit le vieil homme, que l’auteur retarde sa venue avec une habileté qui tient d’abord à la structure du récit. Treese, on l’a dit, a fait le choix d’une narration éclatée, aux points de vue temporels multiples, dont témoignent les changements de typographie et les variations de style : « Les histoires sont comme les anguilles au fond d’un seau, à s’effleurer en permanence de leur peau visqueuse, et on se contente de les regarder avec une sorte d’effroi, parce qu’on voudrait que la vérité ait une apparence différente, mais bon Dieu, y a rien d’autre et on est forcé de regarder jusqu’à la fin, parce que la vérité, même laide, apparaît bientôt comme une chose indispen-sable ». Comme une anguille, en effet, cette histoire file entre les doigts à chaque instant. Mais on finit tout de même par remonter le temps. Et avec lui tout ce qu’il charrie de pourri : « Les drames comme celui-ci, ça n’en finit jamais de remonter à la surface ».
Anthony Dufraisse
L’Ombre couvre leurs yeux
d’Élie Treese
Rivages, 191 pages, 18 €
Domaine français Comme une anguille
mai 2016 | Le Matricule des Anges n°173
| par
Anthony Dufraisse
Élie Treese propose un roman à suspense placé sous le signe d’une violence homérique. Puissant et poisseux.
Un livre
Comme une anguille
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°173
, mai 2016.