Difficile de mettre en mots cette forme, de mettre des mots sur cette forme, à la fois massive, intangible, spectaculaire, et, dans le même temps, extrêmement complexe, torturée, déstructurée, dans son mouvement ou dessin principal. le temps fait rage, l’expression aussi. » Cette forme magnétique et insaisissable, c’est la Sainte-Victoire et Domerg est pris d’une rage à tenter – « opiniâtrement » (Ponge) – d’approcher, de dire puis de figurer le motif rocheux. Les mots sont ceux de la guerre et, en vue d’obtenir la victoire, justement, ils figurent des stratégies opératoires précises : « tu te prépares à sortir dans la prose, à t’enfoncer dans la montagne comme un coin dans la pierre. tu te prépares à la prose sans fin de la roche & de la cause matérielle, à la géologique du poème, débarrassée du poème. » Ainsi donc, l’œuvre n’est ni une forme visant une perfection esthétique, ni la quête originelle d’une adéquation entre le mot et la chose, ni « l’imitation servile de la réalité » et encore moins sa métaphore. L’œuvre est le lieu d’une élaboration. Celle d’une expérience qui, face à la puissance de sidération de la montagne, confronte le poète à « la question du dépassement du genre et de son extension ».
Pour y répondre, Domerg propose neuf « chants-séquences », neuf partitas s’inventant à mesure, neuf promenades dont l’inscription graphique dessine des blocs de prose égaux, quatorze lignes « rappelant lointainement la forme du sonnet » flottant sur le haut de la page et dont la typographie sans empattement et sans majuscule en accentue l’harmonie optique. Roman Opalka n’est pas très loin. Cité par Domerg pour ses photos dont le visage quotidiennement photographié porte les stigmates du temps, le travail du poète résonne de manière troublante avec celui de l’artiste. La question centrale étant « l’épreuve de la chose en soi » (qu’il s’agisse de l’irréversibilité du temps ou de l’espace incommensurable), cette réalité ontologique impose des choix : « comment faire entrer la montagne dans la page ? ou encore, comment faire de la page la montagne ? (…) n’est-il pas essentiel (…) de revenir sans cesse aux nuances & aux détails, à l’excessive mais habituelle saturation du réel ? Et non plus à l’innommable mais à l’innombrable ; à l’énumération sans fin » même si quelques pages plus loin Domerg précise : « il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider à chaque moment ».
Le Temps fait rage est un processus en actes où rien n’est caché des scories, des errances, des obstacles. Et c’est avec les mains que l’homme part à « l’assaut de la montagne » (Michaux) probablement parce que c’est à partir du corps que s’originent l’action, la réflexion, la création. L’inflation des phrases infinitives en décuple l’effet : « être prêt. être toujours prêt. être dans l’action. être l’action même. être prêt à tout » et le mode impersonnel privant la phrase d’un sujet (« le poète n’a pas de nom » nous dit Domerg), le texte n’est plus qu’un mouvement en train de s’accomplir, à commencer par le mouvement de la main du « scripteur » dont « le sang à la jointure des doigts » tachera bientôt la page.
La poétique est une danse qui, bien qu’improvisant une action provisoire, n’en est pas moins déterminée et responsable car « le mouvement ne ment pas » ainsi que l’affirme la chorégraphe américaine Martha Graham. Ainsi dans son troisième chant-séquence, le poète écrit-il : « ceux qui croient savoir où ils vont & où il faut aller, et selon quelle décision & quelle allure, n’a plus cours, plus lieu d’être. (…) l’idée de la montagne, pourtant, le pousse à continuer. l’idée de la montagne en continu. l’idée, compte tenu de la montagne. l’idée nue, vers la montagne portant. vers la montagne contenue. l’idée, sa poussée ».
On voit ici combien la langue fouille, triture, évalue, part et repart ailleurs. Or cette dimension empirique de l’écriture est aussi « son éthique » car « ce qui est en jeu n’est pas simplement le paysage mais le réel en général, le réel comme chant et contre-chant. la régie du réel et le régime de la langue » que Domerg, strate après strate, tente d’édifier « avec des équivalents scripturaux, physiques, rythmiques, documentaires. le tonal, en sus. non seulement rupture & changement de. Mais phrasé, mixant écrit/oral, scansion & souffle, comme ça ». Humblement, avec délicatesse et d’une exemplaire endurance.
Christine Plantec
Le temps fait rage
d’Olivier Domerg
Le Bleu du ciel, 155 pages, 15 €
Poésie Défragmentation massive
mars 2016 | Le Matricule des Anges n°171
| par
Christine Plantec
Depuis plus de vingt ans, Olivier Domerg explore le paysage, tente de le cerner sans jamais l’enclore. Le Temps fait rage en est une nouvelle variation. Une expérience épiphanique.
Un livre
Défragmentation massive
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°171
, mars 2016.