Au bout du couloir à droite se présente sous la forme d’un long monologue, sans virgules, sans points, sans majuscules, sans paragraphes ni retours à la ligne, sans aucune des conventions admises et utilisées pour aérer un texte, le mettre en forme, en faciliter la lecture et la compréhension. Les pages sont remplies régulièrement depuis le haut jusqu’en bas. L’écriture est très juste. Les mots sont précis. Et puis à cinq ou six reprises, apparaissent des morceaux de textes écrits en italique. Ils pourraient jouer le rôle de didascalies, si les espaces laissés entre les mots ne suggéraient autre chose, comme une difficulté à dire les faits. Une parole empêchée ou plutôt une parole qui s’empêche.
Alors au début, cela semble simple : une jeune femme, kidnappée par erreur alors qu’elle attendait pour prendre le bus, crie son innocence. Le lieu de sa détention fait immédiatement penser à un cachot tel qu’on l’imagine dans une dictature ordinaire. Voilà, c’est ça, un enlèvement politique qui sera suivi d’un procès, ou d’aveux arrachés sous la contrainte ou même d’une exécution furtive avec disparition du corps. Mais cela ne colle pas tout à fait. Les personnages d’abord. Masqués. Ils intriguent. À commencer par leurs noms : l’homme chien, et la femme poupée. Et puis leurs comportements : « La femme poupée plonge le couteau dans son visage, pèle sa peau, pèle les morceaux de peau, elle épluche son visage méticuleusement ». Comme des figures de cauchemar, des monstres nés dans une imagination délirante, des visions provoquées par un esprit paranoïaque, ou schizophrène. Et pourtant ces figures nous parlent. Et le lecteur est surpris de se sentir harponné dès les premières pages. Comme si les situations proposées relevaient d’un inconscient collectif. Le lecteur entre dans la prison lui aussi. Ou dans le camp, ou dans un cachot secret dissimulé dans l’un des murs pour nous permettre d’accéder à tous nos fantasmes. Ou dans la tête de celle qui parle… Et les deux personnages masqués n’en seraient que des avatars. Mais ce qui nous tient, ce qui nous fait aller de l’avant, c’est bien le parcours mental de cette jeune femme. Révoltée au début par ce qu’elle affirme être une erreur, elle tente d’amadouer le « ravisseur » supposé en lui proposant de réparer cette erreur, de l’aider à retrouver la vraie victime, celle qui devait donc attendre avec elle à l’arrêt de bus. Puis elle bascule encore et finit par admettre sa culpabilité, une culpabilité potentielle contre laquelle ils ont eu raison de lutter : « j’ai bien compris que j’étais coupable avant même que je le sache moi-même vous avez senti la culpabilité dans les détails vous avez vu que c’était possible vous avez eu un soupçon ». Oui, elle aurait pu commettre un attentat, se laisser aller à des gestes extrêmes. « j’aurais fait sauter un bus je le sais maintenant que peut-être j’aurais mis de la dynamite et que je l’aurais explosé et j’aurais regardé le bus exploser ». Elle aurait même pu se remettre à fumer, elle qui n’a pas arrêté depuis très longtemps. Heureusement elle en a été empêchée. La culpabilité est à l’œuvre et la jeune femme étouffe, suffoque, manque d’air et cherche la sortie. Au bout du couloir à droite répond l’auteur, avec un brin d’ironie.
Mais maintenant qu’elle a reconnu sa culpabilité, ils vont venir la libérer, bien sûr. Bientôt. C’est une question d’heures. Il n’y a qu’à attendre. Elle attend. Et dans cette attente naît le doute : « dites / moi si j’ai / la vérité si j’ai / une chance / de / sortir / dites si j’ai / ça ». Des jours passent, des mois peut-être : c’est la fin de l’histoire. Dénouement tragique ou délivrance ? La femme poupée disparaît, mais peut-être faut-il parfois tuer une part de soi-même…
Patrick Gay-Bellile
Au bout du couloir à droite
Aurore Jacob
Tapuscrit Théâtre Ouvert, 56 pages, 10 €
Théâtre Enfermée de l’intérieur
avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162
| par
Patrick Gay Bellile
Comment un corps réagit-il à l’isolement ? Aurore Jacob suit le parcours mental d’une détenue.
Un livre
Enfermée de l’intérieur
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°162
, avril 2015.