Ayana Mathis nous entraîne à la suite d’une femme noire, Hattie Shepherd et de ses onze enfants (auxquels s’ajoute sa petite-fille) qui constituent sa « tribu ». Après la mort de son père, Hattie fuit la Géorgie avec sa mère et ses sœurs en 1923, durant la Grande Migration. De 1910 à 1940, près de six millions d’Afro-Américains se déplacèrent du sud vers le nord et l’ouest des États-Unis, pour échapper au racisme et trouver du travail dans les cités industrielles. Les épreuves que les lois Jim Crow faisaient subir aux Noirs s’apparentaient alors aux contraintes du système de l’apartheid. Pour nombre de migrants, ce voyage vers le Nord représentait l’espérance d’une vie meilleure, d’une nouvelle « terre promise » rappelant la mythologie des douze tribus d’Israël. « En Géorgie, le pasteur avait qualifié le Nord de Nouvelle Jérusalem. L’assemblée des fidèles avait dit qu’il trahissait la cause des Noirs du Sud. Le lendemain, il avait pris le train pour Chicago. D’autres s’en allaient également (…). Toutes ces âmes qui avaient fui le Sud étaient, à cet instant précis, rayonnantes de promesse dans ce maudit hiver des villes du Nord. »
Hattie devient mère très jeune, à 17 ans, de jumeaux qu’elle prénomme Philadelphia et Jubilee. Elle pense vivre alors, avec son mari, dans leur petite maison en location, la réalisation du rêve américain de liberté, à Philadelphie, berceau historique de la Constitution américaine, symbole de l’égalité et de la justice. Mais elle déchante vite, et les effets combinés de la pauvreté et d’un hiver très rude vont venir à bout de ses rêves. Malgré tous ses efforts pour sauver ses jumeaux atteints d’une pneumonie, ces derniers meurent « dans l’ordre dans lequel ils étaient nés ». Son monde s’écroule, et la naissance de ses enfants suivants n’effacera jamais cette blessure initiale.
Des parcours d’endurance.
Chaque chapitre porte le nom d’un ou de deux des enfants, accompagnés d’une date, et met en scène une période de leur vie. Ce procédé permet à l’auteur de « visiter » une large période qui couvre plusieurs générations. On va ainsi suivre, depuis les jumeaux en 1925 jusqu’à Sala en 1980, le parcours de chacun. Tous prendront des chemins différents. Parmi eux, Floyd le musicien (en 1948), homme à femmes mais en conflit avec ses désirs homosexuels ; Six (en 1950), sujet à la violence et qui cherche le salut dans la religion ; Ella (en 1954), encore bébé, qu’Hattie est contrainte de laisser à sa sœur faute d’argent pour l’élever ; Alice (en 1968), qui vit dans l’opulence grâce à son mariage mais est stérile ; Franklin (en 1969), alcoolique et joueur, soldat au Vietnam ; Bell (en 1975) personnage auto-destructeur ; ou Cassie (en 1980) atteinte de schizophrénie, bientôt internée et dont la fille sera recueillie par Hattie. Les hommes ont rarement un rôle positif, la plupart sont sympathiques mais faibles, fainéants, dilapidant leurs maigres ressources dans les bars… Les femmes subissent et se battent tout à la fois, chacune portant une croix avec laquelle elles composent. Le roman pourrait alors verser dans l’étalage de traumatismes et de drames à répétition, mais Ayana Mathis évite l’écueil grâce à son personnage d’Hattie, sorte de rocher au milieu des tempêtes, dure certes, manquant de tendresse, mais tenant le cap envers et contre tout.
Chaque histoire prise individuellement est très forte, et l’existence d’Hattie représente le point nodal du roman autour duquel tournent ces vies d’enfants, esquissées plus que développées. Ceci amène à deux interprétations de lecture possibles. L’une consisterait à voir l’unité recherchée dans ce dispositif romanesque qui met l’accent sur le comportement parental d’Hattie. Malgré les déboires des uns ou des autres, elle mène ses enfants jusqu’à l’âge adulte, assure leur survie et leur éducation, mais ensuite c’est à eux de créer leur propre parcours. Ce pourquoi ils s’éparpillent sur le territoire, suivant l’image filée des douze tribus d’Israël. Une autre interprétation consisterait à saisir une forme de distorsion dans cette construction ouvrant des voies sur les différents enfants et leur destin, mais ne se permettant pas d’exploiter plus profondément ces tranches de vie. Un peu comme si l’auteur avait écrit des récits brefs sur chaque personnage, puis avait composé la vie d’Hattie pour les relier les uns aux autres, laissant un peu sur sa faim un lecteur qui désirerait un roman plus ample ou linéaire. C’est le risque pris, et maîtrisé, par ce premier roman d’Ayana Mathis, qui nous livre une belle histoire d’endurance face à la déception, au chagrin et l’adversité, et interroge la transmission au sein d’une famille. En nous donnant cette fresque familiale, elle se place aussi, bien sûr, dans la lignée et à proximité d’auteurs comme Marylinne Robinson ou Toni Morrison qui ont évoqué l’héritage racial de l’Amérique. La constitution d’une nation sur le principe esclavagiste et la ségrégation a laissé des séquelles profondes et durables dans la société américaine. Et c’est sans doute là, porté par le destin des personnages, le vrai sujet de ce roman.
Lionel Destremau
Les Douze tribus d’Hattie
Ayana Mathis
Traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe
Gallmeister, 316 pages, 23,40 €
Domaine étranger Noire lignée
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Lionel Destremau
À travers le destin d’une famille, Ayana Mathis dessine, en creux, l’histoire mouvementée des Afro-Américains.
Un livre
Noire lignée
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.