Le Journal himalayen de Mircea Eliade (1907-1986) a le mérite de démontrer que la forme littéraire peut illustrer une démarche spirituelle, de façon certainement plus convaincante que l’exposé de principes et concepts théologiques et ésotériques. Quand il rédige ce journal, Eliade n’est qu’un étudiant. Il n’est pas le théoricien des religions et du sacré dont la réputation est aujourd’hui notoire. Il a 21 ans et part donc en Inde pour trois ans étudier le sanskrit et s’initier au yoga. Un sentiment d’exaltation est perceptible tout au long de son journal. Eliade est porté par un désir, un désir de comprendre, d’accéder à des espaces inconnus, de s’approcher de cette « vacuité » qui est au cœur de la spiritualité hindoue. Il est porté par « une soif de sensations vertigineuses et fortes, une soif de se consumer », l’espoir de se libérer des limites de son ego. Mais il parvient à donner à ses carnets un sens qui est plus large que le récit d’une quête spirituelle très personnelle.
Il pose lui-même la question auquel il aimerait que son journal apporte quelques éléments de réponse : « Qu’est ce que l’Inde peut nous apprendre à nous Occidentaux ? » Ce que le texte d’Eliade nous fait percevoir est un espace où hommes et dieux coexistent, espace infiniment ouvert qui fait exploser toute controverse, tout dogmatisme, toute dualité dans le respect de toute foi, d’où qu’elle vienne. Il nous éloigne de toute prétention à des certitudes absolues.
Le plus étonnant est que cet espace témoigne d’une vitalité impressionnante qui est celle de l’Inde tout entière. Plus que le trajet d’Eliade vers l’Himalaya, ce sont les grandes fêtes rituelles qui donnent un rythme à son journal. Il se rend à Hardwar au confluent du Gange et de la Jumna, lieu du pèlerinage sacré de la fête de la Kumbh Mela : « Hardwar est le lieu du salut pour les orphelins du sort et les assoiffés de la grande liberté ». L’immense procession est ouverte par cinq mille ascètes nus, le corps entièrement recouvert de cendre. À Delhi, ville musulmane, il assiste à la procession en l’honneur de Durga la déesse vierge. Dans le nord du pays, non loin de l’Himalaya, il se rend à Amritsar la cité du Temple d’Or où il participe à la fête du peuple des Sikhs, « une orgie de tonnerre et de lumière ».
Le Journal himalayen est une avalanche de perceptions, au vacarme assourdissant des fêtes succède le silence ensorcelant des nuits indiennes : « ce silence qui s’insinue dans l’âme jusqu’à en prendre possession ». Tout semble démesuré, excessif, souvent paradoxal et incompréhensible, associant mouvement et repos mais toujours exprimant une joie que n’assombrit jamais la présence obsédante de la mort : « L’Inde peut enseigner que la vie spirituelle est joie, qu’elle est volupté et danse tantôt tumultueuse et sauvage comme les pluies du Bengale, tantôt calme et élevée comme les cimes himalayennes ». À Bénarès, on brûle des cadavres que l’on jette dans le Gange « moitié cendre, moitié corps » . C’est une façon joyeuse de regarder la mort car elle est ainsi rendue « agréable aux dieux ». C’est inexplicable, parfois choquant.
Eliade parvient à créer l’impression surnaturelle que le monde renaît à chaque instant, à chaque rencontre, à chaque découverte, à chaque rituel. Ce continent indien qu’Eliade reconnaît intensément misérable et malheureux serait le lieu d’une incessante « fécondation cosmique ». Sous un ciel incroyablement bleu et « immatériel » dominant les vallées où la nature se livre à une « orgie végétale », l’Himalaya semble veiller mystérieusement à la pérennité du cosmos. « Seuls les souvenirs et les désirs, et les bouillonnements d’une âme pourraient épuiser ce miracle qu’est l’Himalaya ».
Yves Le Gall
Journal himalayen, de Mircea Eliade
Traduit du roumain par Alain Paruit
L’Herne, 222 pages, 16 €
Histoire littéraire L’Inde, avec ferveur
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Yves Le Gall
Les notes de voyage entre 1928 et 1931 du jeune Mircea Eliade témoignent de son éveil enthousiaste à la spiritualité.
Un livre
L’Inde, avec ferveur
Par
Yves Le Gall
Le Matricule des Anges n°147
, octobre 2013.