Bove, les dépossédés
- Présentation Un cœur à l’étroit
- Entretien Une place parmi les hommes
- Bibliographie Bibliographie sélective
- Autre papier Un détective
- Autre papier Les vieux enfants
- Autre papier Pris au piège
- Autre papier Coup de grâce
- Autre papier
- Autre papier Direction Bécon-les-Bruyères ?
- Autre papier D’un certain usage de la concession
- Autre papier L’humour de l’aquoiboniste
Omniprésente dans l’œuvre d’Emmanuel Bove, la question de l’échec n’implique pas nécessairement l’absurde, mais elle crée un contexte propice à son apparition. S’il est un antihéros bovien qui est pris tout particulièrement dans les rets de l’absurde, c’est bien Joseph Bridet, l’homme du Piège, l’un des tout derniers romans de Bove, paru en 1945 peu avant sa mort.
En matière d’absurde, Bove fait figure d’éclaireur, sur un terrain alors peu exploré par la littérature française. Ionesco, Beckett, Adamov ont pu s’avancer ensuite, le terrain avait été préparé. Beckett, à qui l’on demandait quel écrivain méconnu il conseillait de lire, répondait Bove : « Il a comme personne le sens du détail touchant ».
Nous décelons, chez Joseph Bridet, la médiocrité des antihéros de romans antérieurs – Mes amis, La Coalition, etc. Nous trouvons trace de notre propre médiocrité et de nos pauvres petits élans « héroïques », et c’est pourquoi il nous touche. On pourrait disserter sur son identité. Bridet. Bridé par la machine, dont il aimerait s’affranchir. Et ce prénom, Joseph… Comme Joseph K., Bridet est inquiété par les autorités. Les hommes de Vichy l’arrêtent, le libèrent, l’arrêtent à nouveau, sans jamais qu’il sache au juste pourquoi. Comme si une entité bureaucratique secrétait elle-même son besoin d’inquiéter, de refermer ses mâchoires sur un quidam. Kafkaïen, Joseph Bridet l’est certainement. Il va même plus loin. Joseph K. ne sait pas pourquoi on l’arrête ; Bridet, lui, en a parfois l’intuition car ses maladresses engendrent elles-mêmes le soupçon qui le perdra. Bridet ne sait pas feindre. Il se fourvoie. Il s’allie à des perdants. Il se place en position d’être considéré comme coupable. Il lève contre lui une coalition de bureaucrates et finit comme Joseph K, liquidé. Peut-être n’y a-t-il aucun sens à chercher. Cependant, l’absurde bovien sourd de la médiocrité inhérente aux personnages. Ceux-ci attirent la poisse, victimes du dicton japonais : « La guêpe pique la joue qui pleure ».
Refusé par Gallimard, ignoré par la critique à la Libération car il ne procédait pas d’une lecture manichéenne de l’Occupation, Le Piège explore la pénombre des âmes. Avec sa publication, Bove a pu faire une sortie en beauté, par la porte de l’absurde, pour son grand « départ dans la nuit ».
Eric Faye
> Dernier livre paru :
En descendant les fleuves (avec Christain Garcin, La Loupe)