Marcel Cohen, la mémoire vive
Le lecteur des livres de Marcel Cohen n’est jamais vraiment sûr de savoir ce qu’il est en train de lire. Livres ou recueils de textes en prose ? La question pourrait paraître futile. Un recueil rassemblerait des textes alors qu’un livre les organiserait. La plupart des « faits » que relate l’écrivain semblent donc recueillis, comme au retour d’un voyage, on poserait sur une table les souvenirs récoltés sous forme d’objets ou de photographies. Mais, le lecteur des livres de Marcel Cohen ne peut manquer de sentir que cet assemblage fait apparaître, en creux, tout un monde tenu dans les interstices des pages. Un monde tenu dans la pénombre ou l’absence, un monde enfoui dont les « faits » seraient des traces révélées par un œil aguerri.
Que peut-on dire du monde quand, après avoir assisté à la déportation des siens, on se retrouve sans biographie ? Que peut-on taire aussi ? Si la Shoah est le gouffre au bord duquel l’œuvre s’écrit, ce serait peut-être donner encore une victoire aux bourreaux de l’y assujettir. Aussi Marcel Cohen se met-il en quête d’une vérité qui resterait à saisir, un interstice de mots qui donnerait un accès au monde et rendrait présent à nous ce que les guerres ont effacé, ce qui a été retiré à l’enfance : la promesse d’une appartenance au monde.
On pourrait faire à Marcel Cohen le reproche d’être trop discret. Son œuvre, distillée à petites doses depuis 1969, réunit autour d’elle son lot d’aficionados, mais ne le propulse jamais en avant-scène. Non seulement l’auteur se dissout dans ses textes brefs, arrachés au réel, mais son œuvre semble vouloir revenir au silence sans fond auquel elle arrache ces textes d’une brièveté troublante. Un silence qui est aussi, plus qu’une blessure, l’héritage de l’Histoire. Marcel Cohen est un enfant rescapé de la déportation. « Les enfants juifs passés à travers les mailles du filet ont tous eu la même histoire, à quelques détails près », écrit-il dans À des années-lumière qui vient de paraître. « Marcel Cohen est un enfant » : le présent s’impose en effet, comme s’il marquait une sorte de glaciation biographique. « Je peux bien dire que je suis dépossédé de ma biographie » note-t-il aussi dans les notes d’une conférence que les éditions Fario, donc, publient aujourd’hui. Il y a, forcément, quelque chose d’incommunicable, une expérience indicible, à voir ses parents se faire arrêter et déporter, sa petite sœur disparaître avant même qu’on l’ait connue, puisqu’elle n’avait pas six mois au moment de l’arrestation, sept seulement quand un wagon à bestiaux l’envoya vers les camps de l’enfer. Si ce n’est donc pas cette expérience-là que l’œuvre tente de transmettre du moins a-t-on le sentiment que c’est depuis cette absence, depuis ce vide, qu’elle s’écrit. Les livres de Marcel Cohen rassemblent des scènes vues, vécues peut-être, des instantanés du monde, comme s’ils étaient les fragments éparpillés et enfouis d’une civilisation disparue : l’humanité. Aurait-on pu interroger...