Jon Kalman Stefansson, l'Islande au cœur
Spécialiste de la littérature islandaise, Éric Boury a traduit (entre autres) les trois volumes de la trilogie de Stefánsson. Et prédit d’autres traductions du même auteur pour les années à venir.
Quelles difficultés particulières le traducteur doit-il affronter pour passer de l’islandais au français ?
La particularité de la langue islandaise, c’est qu’elle a peu évolué depuis le Moyen Âge, au niveau syntaxique. Elle est très archaïque. Elle s’est évidemment enrichie de vocabulaire pour décrire les nouveautés technologiques. Mais, en tant que français, j’ai un peu l’impression qu’on décrit une réalité du XXIe siècle avec une langue héritée du Moyen Âge. L’islandais est aussi une langue très concrète, peu propice à l’étalement, aux fioritures, contrairement au français.
Il y a beaucoup de lyrisme dans le style de Stefánsson qui utilise beaucoup la métaphore. Est-il singulier dans le paysage littéraire islandais ?
En fait, comme la langue n’est pas abstraite, dès qu’on veut décrire quelque chose d’un peu abstrait, on va recourir aux comparaisons et aux métaphores. La métaphore et la comparaison, de ce fait, deviennent de véritables outils pour analyser quelque chose. Confronté à une situation, au lieu de sortir toute une science philosophique ou des concepts complexes, on va raconter une histoire qui va être métaphorique de la situation qu’on vit. La langue est très littéraire. L’Islande est une nation complètement ancrée dans sa littérature depuis ses origines, depuis le XIIe siècle, les Islandais écrivent une littérature dans leur langue. Il y a une vraie tradition littéraire.
La difficulté de traduire la trilogie de Jón Kalman vient bien sûr du fait qu’on n’est pas dans la même culture et pas dans la même époque. Il écrit le XIXe siècle avec une langue très moderne et ça, c’est la première frayeur du traducteur qui se dit qu’on ne peut pas écrire comme ça : un groupe de mots, virgule, un groupe de mots, virgule, un groupe de mots, virgule… On ne met pas des virgules comme ça partout en français et pas non plus en islandais. Lui le fait et ça fonctionne. Ensuite, on a les problèmes habituels : c’est-à-dire qu’on décrit une réalité du XIXe siècle avec des mots en islandais qui vont évoquer des choses pour les Islandais et qui n’existent pas en français ou n’évoqueront pas les mêmes choses pour le lecteur français.
Un Islandais, par exemple, va lire le mot « verbúð » qui signifie « baraquement de pêcheurs » et il voit tout un tas de choses : ce sont des baraquements en dur, mais qui ne servent qu’à la saison de pêche. Ça implique que les gens qui travaillent là sont sous l’autorité d’un patron de pêche, qu’ils ont un autre emploi l’hiver ou en plein été. Ça implique tout un tas de choses : ce qu’on appelle la charge culturelle partagée que les Français n’ont pas. On fait alors confiance à la perspicacité du lecteur et à l’économie du livre qui va faire que nécessairement les lecteurs français...