Une émotion de la provenance » : tel est ce que Jean-Christophe Bailly écrit pour définir la re-connaissance que nous faisons des lieux dont nous venons, où nous nous sommes construits, et par lesquels nous sommes passés. Tout le contraire, comme il le précise, de ce qui compose le sentiment d’appartenance à une nation (ici la France), à son esprit, affublés qu’ils sont bien souvent de valeurs, donc d’exclusivité et d’identité. Le Dépaysement, sous-titré « Voyages en France », suit et interroge cette « émotion », mais en montrant qu’elle se constitue autant, et certainement avec plus de consistance et de vérité, par l’expérience traversée du dépaysement. Ce mot dit bien l’état d’être « dépaysé », c’est-à-dire que l’on « s’est transporté de soi-même dans un ailleurs indiscernable mais présent »… Des paysages qu’un territoire fait se succéder, empile, croise et brasse, de ses villes, vivantes ou reléguées dans la tristesse, jusqu’à la violence avec laquelle se creusent encore les champs de Verdun, Jean-Christophe Bailly cherche les indices, les traces, les déplacements, les torsions qui dissolvent le cœur supposé national. Soit tout ce qui relève de l’idée factice, patriotique et souvent fascisante, de la cohésion ou du rassemblement (hormis, peut-être, celle qui battait lors de la Révolution française) d’une nation qui, en somme, ne se regarderait plus que dans son propre vis-à-vis.
Or, c’est justement dans la confrontation du propre et de l’étranger que ce vis-à-vis explose. Ce que Jean-Christophe Bailly montre, très finement, par le voyage qu’il fait à pied de Paris vers les faubourgs de « Gentilly, Portugal », là, dit-il, où commence la France. Dans cette dialectique se glisse autant d’un côté ce qui « re-payse » notre sentiment de provenance, que ce qui, de l’autre, le dépayse. Parce qu’un pays, s’il « est tellement lui-même, au fond nous ne le savons pas ». Cette petite phrase, anodine, que l’esprit chauvin percevrait comme une incongruité, constitue pourtant toute la raison (catégorique) de ce livre. Par son organisation en trente-quatre chapitres (des « Nasses, verveux, foënes, etc. » rencontrés à Bordeaux jusqu’à Culoz, en passant par Origny-Saintes-Benoîte ou le « Castellum aquae » de Nîmes, etc.), par ces petits « pontons », comme les nomme Bailly, il n’aura été question que d’aller vérifier ce qui vient troubler la donne identitaire. La question que soulève Jean-Christophe Bailly est dans le contexte actuel de confusion et d’idéologie politique, aussi fondamentale que l’exigence du penser par soi-même que Kant saluait dans l’esprit des Lumières. L’expérience sensible du voyage est la seule autorité qui domine ce livre, à quoi se mêlent tous les registres divers du savoir et de la pensée (les documents, les lectures, les perceptions, etc.). Ces stations, comme autant de cadrages, liées par de lents fondus enchaînés, vérifient comment les textures d’une traversée réelle de lieux se meuvent, se stratifient, et vibrent. Tout un...
Dossier
Jean-Christophe Bailly
Visages d’un territoire
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Emmanuel Laugier
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