Alors que, pour certains, la déconstruction européenne semble à l’ordre du jour, il peut être salvateur de tenter de penser autrement l’avenir commun de l’Europe élargie. C’est à quoi nous engage ici Alexandra Laignel-Lavastine, auteur, en 2002, d’un remarquable ouvrage consacré à Eliade, Cioran et Ionesco, qui avait pour sous-titre L’oubli du fascisme. Le présent essai nous fait (re) découvir trois voix de l’Est, trois voix dissidentes, qu’il convient d’écouter avec soin : l’urgence dans laquelle nous nous trouvons confère à leurs œuvres un poids aujourd’hui plus grand. Le Polonais Czeslaw Milosz (1911-2004) est sans doute le plus célèbre : le prix Nobel, en effet, lui fut décerné en 1980, récompensant une œuvre riche et complexe, de poète et d’essayiste principalement. Le philosophe tchèque Patocka (1907-1977), connu surtout pour ses Essais Hérétiques (Verdier), mourut - d’épuisement, de désespoir - entre les mains de la police politique, torturé pour avoir pris part au tragique Printemps de Prague. Le Hongrois Istvan Bibo (1911-1979) fut, lui, un historien et un penseur du politique, que l’on pourrait rapprocher, par exemple, d’Hannah Arendt.
Appartenant à la même génération, ils eurent en commun un même destin historique et des préoccupations proches qu’Alexandra Laignel-Lavastine éclaire ici avec clarté et précision - en donnant la parole, également, à ceux qui furent comme leurs successeurs : Vaclav Havel, Ivan Klima, Zigmunt Bauman… Ils durent faire l’épreuve des deux formes du totalitarisme qui vinrent soumettre ces pays de l’Europe centrale, alors, comme l’écrivit Kundera, « kidnappée », confisquée : le nazisme puis le stalinisme. Si Milosz obtint l’asile politique en France en 1951 puis s’installa aux États-Unis, Patocka et Bibo furent des exilés - et des résistants - de l’intérieur. Face à la défaite morale dont leurs pays firent l’expérience - n’oublions pas que la Shoah, également, s’y déroula - leur diagnostic fut le même : loin de penser que ce ne furent là que des dérives ou des accidents de l’Histoire, ils affirmèrent qu’on devait y voir à l’œuvre le nihilisme et l’abdication éthique - qui caractérisent le versant sombre de la modernité. Fervents défenseurs d’une démocratie à réinventer (c’est cette tâche qui nous appartient, au présent), il firent « passer à gauche » deux thèses qui pourraient, sous d’autres plumes, devenir réactionnaires : « la critique de la modernité technique » et « l’idée que la conscience individuelle constitue, de nos jours, l’instance subversive par excellence ». Milosz voit ainsi dans « l’idolâtrie positiviste » - le règne de la bureaucratie impersonnelle et des experts parfois auto-proclamés - la « défection du souci de l’autre » et en appelle à l’unité retrouvée de la conscience et de la raison. Pour Patocka, il convient de retrouver « le monde de la vie (…) où s’ancrent des notions telles que l’honneur, la trahison, le courage, la fidélité et la compassion » : c’est là « le sol à partir duquel un monde commun est possible ». Bibo, lui, analyse les phénomènes d’ « hystérie politique » et plaide pour « une véritable culture de la responsabilité, mue par une éthique à la fois introspective et reconstructive ». Il semble également prévenir nos populations parfois aisément terrorisées : « Etre démocrate, c’est être délivré de la peur ». Ne serait-il pas urgent de remplacer le grotesque et effrayant slogan de l’Europe qu’on nous imposa - la concurrence libre et non faussée - par cette définition qu’en donne Patocka : « le continent de la vie interrogée » ?
Esprits d’Europe
d’Alexandra Laignel-Lavastine
Folio Essais, 355 pages, 8,20 €
Essais Une Europe éthique ?
juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115
| par
Thierry Cecille
Se penchant sur l’œuvre de trois écrivains de " l’autre Europe " d’hier - Milosz, Patocka et Bibo - A. Laignel-Lavastine explore les voies d’une Europe enfin démocratique et responsable.
Un livre
Une Europe éthique ?
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°115
, juillet 2010.