À l’heure où, avouons-le, la prolifération des blogs a plutôt tendance à nous énerver, voici que L’Arbre vengeur nous met entre les mains un pur objet littéraire (couverture, reliure, pages et achevé d’imprimer compris) directement issu de cette nouvelle génération de journaux intimes. La méfiance se profile. Puis recule. L’Autofictif est un livre réussi. On salue la démarche de l’auteur s’engageant sur un chemin mal éclairé (l’autofiction), qui plus est en territoire fréquenté mais pas franchement conquis (le blog). La distance ironique qu’il prend d’emblée, grâce au titre, avec un genre qu’il réfute, lui permettra peut-être d’en fixer les nouvelles règles. « Mon identité de diariste est ici fluctuante, trompeuse, protéiforme. Je me considère à mon tour comme un personnage. » Chevillard se « fictionnalise » au fil des jours. Il percute de plein fouet les mécanismes de l’autofiction : « Je me suis très légèrement entaillé le pouce en maniant avec maladresse un tournevis, vous vous en fichez. N’est-ce pas que vous vous en fichez ? Il n’empêche que maintenant c’est écrit » et, à mesure qu’il la pratique, il s’y attache, à condition qu’elle n’ait rien en commun avec « l’hystérique impudeur » de « la plus excitée de la horde » - Christine Angot, pour ne pas la nommer.
Il écrit si bien sur le tout et sur le rien qu’on est pris de vertige lorsqu’il enjambe un jour ; on en vient à se demander quel extraordinaire, ni rien ni tout à fait quelque chose, s’est produit aux dates manquantes. « Il n’y a qu’un arbre au centre de mon île. Et voilà que la vague ce matin m’apporte un hamac. » Il y a d’abord le plaisir manifeste - et, pour Chevillard, manifestement inattendu - de publier ces fragments libres, en marge de toute contrainte, sans l’échafaudage qui soutient la construction d’un roman. Il y a le plaisir, en regard, d’une lecture également libre, pouvant être interrompue et reprise à loisir. Il y a, enfin, de notre côté comme du sien, le plaisir intime des mots partagés, aphorismes, haïkus, petites célébrations et récits minuscules, fantaisies spontanées nées de l’humeur du jour, chacun pouvant constituer le point de départ d’un roman. « Au lendemain de ses noces, pour attester qu’elle était vierge, on fit flotter à sa fenêtre le drapeau japonais. Quelqu’un m’explique ? » Le journal de Chevillard s’apparente à une collection triée sur le volet de brèves de comptoir - le comptoir étant envisagé sous toutes ses formes : zinc de bistrot ou bois ciré de librairie (« Quand ce n’est pas le silence qui accueille la parution d’un livre, c’est le bruit »), voire marbre de boucherie (« L’obésité du boucher est admise, voire souhaitée. Bonne viande, ce qui serait mauvaise graisse chez tout autre. On ne saurait pour autant faire loi de cette observation. Et par exemple, jamais n’afflueront les ménagères vers l’étal du poissonnier au seul vu des écailles de son psoriasis facial »), en passant par le tapis roulant du supermarché…
L’Autofictif n’en est pas pour autant une simple amusette ; il dresse aussi l’état des lieux d’un milieu littéraire dominé par le grégarisme et l’incuriosité. L’auteur de La Nébuleuse du crabe y diagnostique ses allergies (Jardin, Nisard), n’hésitant pas, à l’occasion, à « piler le Millet », ou clamant son innocence devant son élection imminente au Goncourt. Son talent de la transfiguration fournit un remède original à la neurasthénie si particulièrement humaine : changeons nos petites angoisses existentialistes en paranoïas cinématographiques, et notre orgueil mal assumé en mégalomanie clinquante. Sans oublier de peupler notre intérieur de ces animaux sauvages, girafes, palafox et autres orangs-outangs, qu’affectionne Éric Chevillard parce que nous en sommes les émouvantes répliques : « Si l’homme n’était pas un animal, aurait-il à ce point-là peur de l’homme ? »
* http://l-autofictif.over-blog.com
L’Autofictif
Éric Chevillard
Arbre vengeur, 251 pages, 15 €
Domaine français Chevillard en bref
mars 2009 | Le Matricule des Anges n°101
| par
Camille Decisier
En retranscrivant sur papier deux années de son blog, l’écrivain redéfinit l’autofiction. Un univers qui a pour principe la liberté totale d’en être le héros.
Un livre
Chevillard en bref
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°101
, mars 2009.