Le pacte est scellé dès les premières années, l’enfance y est tout entière empêtrée, convoquée - l’amour filial offre les premières déchirures ou les suprêmes douceurs. Il suffit que s’y greffent les malentendus, les absences, les maltraitances pour que le rêve d’amour aux accords parfaits vacille ou se noie. Un jour, le tribut échoie à l’adulte rendu à lui-même, « c’est-à-dire à la capacité d’aimer ». Rescapé d’une enfance à l’ombre d’un père colérique et buveur, Salim Jay a fait de l’amour sa force et sa raison d’être. Victoire partagée, tout autant que la parution de la version définitive du Portrait du géniteur en poète officiel (Denoël, 1985) en sont les chants, en actions de grâce, et en « reconnaissance de dette en bonne et due forme, fut-ce sous la forme du règlement de comptes ».
Poète officiel de Mohammed V, un temps membre d’un cabinet ministériel, puis aux commandes de la Radiodiffusion du Royaume, traducteur de poésie, Driss « était le chantre le plus titubant du Royaume. Lorsqu’il se relevait d’une cuite, le corps pétri de cauchemars, les yeux jaunes, il semblait l’otage miraculeusement sauf d’un imbroglio gluant. » Entre sidération et folie, l’enfant subissait. L’adulte, lui, interroge l’impossible sauvetage du père engouffré dans le dégoût d’avoir trahi la lignée, d’avoir peut-être aussi trop aimé les mots, amour étouffant, possessif, sans plus leur permettre de respirer loin des airs viciés du pouvoir dont ils deviennent l’instrument. « Chaque poème de circonstance était une chanson à boire (…) qu’il fallait puiser dans des hectolitres de pousse-aux-lignes. » Poèmes qu’il ne saura pas partager avec ses fils, faute de leur avoir appris la langue arabe.
Salim Jay, né à Paris en 1951, d’une mère française et d’un père marocain, fit ses études au lycée français de Rabat, où il vécut de 1957 – l’année qui suivit la fin du protectorat – à 1973, départ précipité suite à l’injonction sèche d’un sbire du Palais, mécontent de ses invectives journalistiques. Cette même année est commencé le Portrait du géniteur… « indémêlable fiction bienveillante et navrée » qu’il offre au fantôme du père, et qui maintient le fils en vie, par un regard sans compromis et marqué au fer rouge de la tendresse inassouvie. Quand bien même - « l’amour est le loto des carnes ».
Le lot de ce tirage – à vue et à bout portant par moments – est une apostrophe poétique, et aux accents ubuesques, envoyée bien des années plus tard aux amants de sa compagne Fouzia. Victoire partagée est un des nombreux jeux de mots dont l’auteur parsème ses livres avec brio, et effet jubilatoire garanti. Car Fouzia « signifie en arabe « la gagnante ». Et de se demander, les uns comme les autres, si qui la perd, gagne. Victoire représente pour qui l’a aimée ou désirée, un gain supérieur à toute espérance. » Jeune marocaine éprise d’un intermittent du spectacle, tiraillée entre dépendance et indépendance, « à la fois provocante et pudique, rassurante et inquiète », arsenal de contraires qu’elle donne en pâture et dont elle refuse l’encombrement, Fouzia, issue d’un pays qui affiche un taux d’alphabétisation de 52 %, est cette femme assoiffée de liberté autant que de connaissance, qui « choisit les voies et la manière de celle que l’on oublie pas. » C’est aussi ce que se disent le metteur en scène qu’elle prend pour premier amant, puis Odilon, « directeur du Centre national de recherches sur les zones érogènes », second en titre.
Compagnon officiel et cocu tout autant, le narrateur affiche une kyrielle de sentiments contradictoires face à ses rivaux. Mais, le ridicule frappant plus vite que la haine, et fort sans doute de cette enfance où « l’alerte était quotidienne. Je n’ai plus jamais retrouvé ce climat de grand péril absurde », il ne peut que se heurter à son incapacité à la franche détestation. La scène amère à laquelle le narrateur se plie se purifie à la source de son amour. Au risque du dédoublement de soi – sous les traits de l’ami Aladin, poète et écrivain des textes de Salim Jay – dont le Tu ne traverseras pas le détroit (Mille et une nuits, 2001), commandement contre nature imposé aux candidats à la migration et proies des passeurs, qui fut monté au théâtre d’Ivry, aux Bernardines de Marseille, puis à Avignon par André Serré en 2005.
Dans la lignée des engagements politiques de l’auteur en faveur des plus démunis, et sous les allures d’une comédie de mœurs drolatique, Victoire partagée est aussi ce portrait saisissant d’une génération de femmes marocaines, héritières de l’allégeance à la coutume et la Moudawana, – le statut de la femme réformé par Mohammed VI en 2003 – et conquérantes de leur liberté. Elles furent un million à signer la pétition qui établit l’égalité dans le couple.
Essayiste, romancier, critique littéraire à Qantara, revue de l’Institut du Monde Arabe, Salim Jay est aussi l’auteur du Dictionnaire des écrivains marocains qui lui permit de faire connaître Mohammed Khaïr-Eddine, Mohamed Leftah, Fouad Laroui, Abdellah Zrika… Car il est des écrivains qui ne savent écrire que par amour. Salim Jay – son prénom signifie « l’intact, celui qui a le cœur pur » – est de ceux-là, et l’on boit à sa coupe, en communion.
Salim Jay
Victoire partagée
La Différence, 111 pages, 13 €
Portrait du Géniteur en poète officiel
La Différence, « Minos », 157 pages, 7 €
Zoom Le rêveur éveillé
mai 2008 | Le Matricule des Anges n°93
| par
Lucie Clair
En un hymne unique au Maroc, les figures aimées du père et de la compagne se partagent une double parution, offrant l’occasion de rencontrer la langue vif argent de Salim Jay.
Un auteur
Des livres
Le rêveur éveillé
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°93
, mai 2008.