Europe N°947 (Pasolini)
Peut-être Pasolini fut-il le dernier artiste maudit ? C’est vers cette hypothèse que nous conduiraient les riches études de ce numéro d’Europe - à condition d’ajouter aussitôt que cette malédiction fut, pour lui, une auto-malédiction, un choix de tous les instants, revendiqué, clamé même, allant de la posture médiatique (que d’aucuns jugèrent exagérée ou simplificatrice) au sacrifice le plus total. N’ayons garde d’oublier que martyr veut dire d’abord témoin : ce fut entre le témoignage et l’imprécation, entre l’accusation et la sacralisation, que se déploya, en effet, l’œuvre multiforme de Pasolini, que nous retrouvons ici avec toujours le même sentiment de l’urgence intellectuelle, d’une vigilance constamment éveillée. Les angles d’attaque sont, à l’image de cette œuvre, divers, mais on peut distinguer deux axes privilégiés : autour d’un beau texte dÕAlain Badiou, certains s’interrogent sur le message révolutionnaire que nous pourrions encore trouver chez lui, en particulier dans sa poésie. Longtemps il enracina son compagnonnage avec le communisme dans l’éclat de la Résistance (et la figure mythifiée de son frère, partisan exécuté en 1945, à 19 ans) - mais que faire quand celle-ci « de lumière (…) devint aube incertaine » ? La relation qu’il entretint avec le marxisme (entre la théorie Gramsci – et la réalité – le PCI de Togliatti) comme, à la fin de sa vie, avec le gauchisme, est loin d’être univoque puisque la question qui se pose est en effet de savoir que faire de l’Histoire quand celle-ci est devenue « la plus exaltante/ des possessions bourgeoises » et quand (pensons à nos banlieues) « la haine fait place à l’amour de la haine ».
D’autres tentent de cerner - et c’est ici surtout son œuvre cinématographique qui est l’objet d’examens attentifs et parfois critiques – de quelle manière son rapport au corps, à la sexualité (pas seulement homosexuelle), peut être mis en relation avec son appréhension de la réalité (le « cinéma de poésie ») ou sa critique de la permissivité des années 70, véritable ruse de la raison, nouvel avatar du fascisme bourgeois déguisé. S’il tentait, dans ses films, de rendre aux visages humains, y compris des plus humbles (d’où sa préférence pour les acteurs non professionnels), leur « sacralité », c’est sans doute que se jouait là une sorte d’ « éros brouillé » (R. Chiesi), à l’origine d’ « une représentation au cœur de laquelle se résolvait et se dissolvait le noyau de vérité et d’auto-illusion qui le maintenait en vie » (F. Fortini). Avant même l’effrayant diagnostic que formule Salo (la marchandisation des corps, le sadisme des rituels de la possession d’autrui), dès la Trilogie de la vie, derrière l’exhibition de corps jeunes et de sourires naïfs, l’innocence et la joie ne sont plus que des souvenirs des paradis perdus : « Il est atroce de vivre et de connaître un monde où les yeux ne savent plus accorder un regard, je ne dis pas d’amour, mais pas même de curiosité ou de sympathie ».
Europe N°947 (Pasolini), 384 pages, 18,50 €