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Domaine étranger Sainte Felicitas dans la barbarie

juillet 2007 | Le Matricule des Anges n°85 | par Sophie Deltin

Entre Walter Benjamin et Gretel Adorno, la correspondance nouée autour d’une amitié originale et unique, n’aura, durant la décennie la plus sombre de l’Europe, jamais failli.

C’est en 1928 que Walter Benjamin fait la connaissance de Gretel Karplus, soit bien avant que cette jeune bourgeoise juive née à Berlin en 1902 ne devienne officiellement l’épouse de Theodor Wiesegrund Adorno. La première lettre adressée en juillet 1930 à sa « chère mademoiselle Karplus », Benjamin l’assortit d’un livre « destiné à protéger (leur) amitié ». Trois ans plus tard, dès les premiers mois d’exil à Paris du grand intellectuel allemand, celle qui dans les lettres se fait désormais appeler « Felicitas » en écho au personnage d’une pièce de théâtre de Wilhelm Speyer à l’écriture de laquelle Benjamin a collaboré n’hésite pas à lui envoyer « un échantillon de tissu pour que vous puissiez le caresser », précise-t-elle. Un changement de ton manifeste que le passage au tutoiement confirme, et dont la familiarité voire l’intimité contraste singulièrement avec le caractère conventionnel de la correspondance entre Benjamin et Adorno. Sans doute leur amitié, nourrie d’une chaleur affective réciproque, n’est-elle pas autant grevée par les enjeux intellectuels. Gretel « encagée » dans Berlin et isolée du fait des déplacements constants d’Adorno entre Francfort et Oxford, multiplie ses attentions sur celui qu’elle considère tour à tour comme son « enfant », son « grand frère » ou son « tendre confesseur », Benjamin quant à lui entretient de façon très suivie leur conversation au point de la porter au rang de « premier violon » dans sa correspondance. De cette complicité privilégiée vient aussi témoigner la « trace de clandestinité » déposée au cœur des lettres puisque personne, pas même « Teddie » (Adorno), n’est informé de « Felicitas » et de « Detlev Holz » le pseudonyme de Benjamin, censé lui permettre de continuer à faire paraître ses travaux en Allemagne.
Précisément, c’est bien un cheminement intérieur dans l’exil celui entamé dès la mi-mars 1933 par Benjamin, comme celui plus tardif du couple Adorno à Londres en 1937, puis aux États-Unis l’année suivante que restitue le dialogue écrit entre les deux épistoliers. S’il est en réalité peu fait mention des événements politiques (seules les lettres de 1939 abordent la question du fascisme), les appréciations tantôt naïves tantôt lucides de Gretel Karplus restent révélatrices de la précarité croissante relative au sort des juifs. Ainsi tandis qu’en mars 34, elle croit encore possible et souhaitable que Benjamin revienne en Allemagne, deux semaines plus tard, elle lui demande son avis sur une éventuelle conversion au catholicisme…Outre la sollicitude indéfectible qu’elle témoigne à s’enquérir de sa santé et de son moral, Gretel tente d’atténuer autant que possible la solitude « inimaginable » de son ami, largement coupé des réseaux d’accueil de l’antifascisme allemand. Elle essaie surtout de juguler la dégradation constante de ses conditions matérielles d’existence par l’envoi de petits « bouts de papier rose » (des mandats) destinés à parer aux choses « les plus basiques », ainsi que de livres nécessaires à l’avancement de ses travaux (entre autres, le Baudelaire, et les Passages parisiens). Car explique-t-elle avec force, « Il ne s’agit pas seulement de te sauver toi, mais aussi ce travail. On doit avoir le souci de tenir éloigné de toi tout ce qui pourrait le compromettre, payer tout ce qui pourrait l’encourager et miser le maximum sur lui ». Un « souci » qu’elle ne manque d’ailleurs pas d’invoquer contre l’influence de Brecht, qu’à l’instar de Gershom Scholem elle juge néfaste. « Tu comprends bien que ma vie passe tout comme ma pensée par des positions extrêmes. » lui répond alors Benjamin. « Seul le danger peut donner l’ampleur que requiert l’acte de rapprocher la liberté, les choses et la pensée, qu’on tient généralement pour inconciliables » ainsi de cette tension, salutaire pour le penseur, entre des positions apparemment aussi antagonistes que le matérialisme historique et la théologie juive…
En 1938, à New York, tandis que son mari multiplie les démarches auprès de Max Horkheimer et de l’Institut de recherches sociales, Gretel Adorno ne ménage pas non plus sa peine pour inciter Benjamin à venir les rejoindre, lui décrivant, outre les charmes « surréalistes » de la ville, leur nouveau réseau de sociabilité (pour la plupart, de récents émigrés comme Ernst Bloch, « Friedel » Kracauer, Paul Tillich, Meyer Schapiro…). Les lettres de 1939 auxquelles va (presque) systématiquement se joindre Adorno, semblent pourtant sourdement travaillées par une course contre le temps surtout après l’internement de Benjamin dans le camp d’émigrés de Nevers, à l’automne 1939. Une menace aiguë et bien réelle qu’il dit se rappeler constamment à l’esprit par la présence dans son « réduit » d’un masque à gaz procuré depuis peu, « double déconcertant de cette tête de mort dont les moines studieux ornaient leur cellule. » Dans son avant-dernière lettre de mai 1940, avant la fuite qui devait le mener jusqu’à son issue tragique, Benjamin rappelle à « Felizitas » (sic) leur « conversation sous les marronniers » à propos de quelques pensées, relatives au « concept d’histoire », « dont je peux dire que je les ai tenues enfermées, oui, enfermées face à moi pendant vingt ans ». « Aujourd’hui encore, poursuit-il, je te les confie plus comme un bouquet de graminées chuchotantes cueillies au cours de promenades méditatives que comme une collection de thèses. » Une manière ultime d’honorer celle qui lui offrit son amitié sans concession.

Sophie Deltin

Correspondance (1930-1940)
Walter Benjamin et Gretel Adorno
Édition établie par Christoph Gödde et Henri Lonitz
Traduit de l’allemand par Christoph David
Le Promeneur, 424 pages, 26,50

Sainte Felicitas dans la barbarie Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°85 , juillet 2007.
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