Les confessions d'Emmanuel Carrère
Après avoir longé le canal Saint-Martin où les Enfants de Don Quichotte se rappellent au bon souvenir de la République, nous avons bifurqué vers la gare de l’Est. Des jeunes filles, elles aussi apparemment de l’Est, s’adonnent à la mendicité avec véhémence et insultent dans un sabir incompréhensible les policiers venus à la rescousse. Une affiche nous informe cependant que la mairie de Paris entend rendre cet espace à nouveau « civilisé ». Ce trop de réel nous fait du bien… On appréhende la rencontre avec Emmanuel Carrère. On se demande à quel genre de type on va bien pouvoir avoir affaire. Un roman russe, son dernier livre, nous a rappelé que la lecture pouvait parfois revêtir un caractère de dangerosité. Comme un roman russe, un vrai. En montant l’escalier, on se dit qu’on devrait peut-être renoncer, filer à la gare et prendre un train pour une destination inconnue. Au bout de quelques jours, on téléphonerait à celui qui nous a missionné, et comme Jean-Claude Romand qui a inspiré et donné corps à L’Adversaire, on débiterait un mensonge énorme, qu’un groupe de terroristes indonésiens nous a enlevé et emmené dans une turne pour nous faire subir d’innommables sévices (qui a lu Bravoure et lira Un roman russe comprendra). Ou comme les héros de La Moustache ou de Hors d’atteinte ?, on élaborerait des scénarios destinés à se faire porter disparu.
« Tiens, vous n’avez pas pris l’ascenseur. » La voix est chaleureuse et un large sourire nous rassure. L’homme semble moins barré que ses livres peuvent le suggérer. « Je ne me sens pas du tout menacé par la folie, dira plus tard notre hôte. Je suis familier de la dépression, de l’angoisse, mais pas de la folie, même si c’est vrai que j’ai beaucoup tourné autour… L’Adversaire et Un roman russe ont été des livres difficiles à écrire que j’ai payé dans les deux cas d’un épisode dépressif. Pour Un roman russe, j’ai dû m’interrompre plusieurs mois. Je m’y suis remis en me disant qu’il fallait en finir. » On se souvient dans L’Adversaire de ce moment terrible où l’écrivain se compare à Jean-Claude Romand, errant sur des parkings : « Je sais ce que c’est de passer toutes ses journées sans témoin : les heures couché à regarder le plafond, la peur de ne plus exister. Je me demandais ce qu’il ressentait dans sa voiture. De la jouissance ? Une jubilation ricanante à l’idée de tromper si magistralement son monde ? J’étais certain que non. De l’angoisse ? Est-ce qu’il imaginait comment tout cela se terminerait, de quelle façon éclaterait la vérité et ce qui se passerait ensuite ? Est-ce qu’il pleurait le front contre le volant ?… » On pense aussi à Un roman russe, quand censé faire un documentaire, il attend assis sur un banc que son chef-opérateur opère : « Le plus souvent je pique de petits sommes. Je suis théoriquement le chef de notre équipe, or je ne décide rien, me laisse porter et dans toutes les rencontres me comporte en poids mort… »
Ces deux livres marquent un changement de cap décisif dans...