Des récits qui témoignent de ce que fut, après la décolonisation, l’intégration difficile des juifs sépharades en France, bien sûr qu’il s’en trouve. Très souvent cependant ils s’en tiennent aux faits et rien qu’aux faits, à la seule mécanique événementielle, sans psychologie. Rarement, comme Émile Brami en son roman, est-on allé au fond des sentiments de ceux, les juifs tunisiens en l’espèce, qu’un retournement de l’Histoire a poussé hors d’Afrique du Nord, avec pour tous souvenirs quelques valises, de nippes et de photographies remplies. « La dispersion des juifs de Tunisie emportés par une Histoire qui les dépassait infiniment, entraîna non pas la fin d’une civilisation, ce mot serait pompeux, inadéquat et disproportionné, mais, ce qui est moins facile à définir ou à cerner, celle d’un art de vivre unique ». Il y a dans cette phrase tout l’arrière-plan de ce roman, dans lequel Brami restitue une certaine mentalité, une manière d’être, un climat, où folklore et mélancolie ont partie liée. La trame, elle, est plus intime ; une femme, qui se trouve être écrivain, se penche sur le passé de sa mère morte. Est-ce une évocation détournée de sa propre famille, car juif lui-même Brami a vécu en Tunisie jusqu’en 1964 ? Le roman, en tout cas, sent l’autobiographie et la nécessité d’un retour aux origines. Cette femme qui retrace de bout en bout le destin de sa mère, sa « vie escamotée », qui la suit du petit village d’Aïn-Khadra à Sarcelles, en passant par Tunis et Belleville, s’adonne à un vrai travail de mémoire. Envers Aimée Lévy, « femme rare et secrète », elle se sent un devoir de mémoire au creux duquel un art d’écrire se dévoile : « Mémoire éteinte, monde disparu, je devrai me faire l’arpenteur d’une minuscule Atlantide, le cartographe d’un monde englouti. Il me faudra donc imaginer, m’atteler à un travail de restaurateur de fresque, qui, à partir de pigments rongés par l’humidité et de quelques traces, interprète, reconstitue, réinvente une scène dans son entier ». Par ces mots, Brami semble donner sa conception de l’écriture et décrire son propre processus de création. La narratrice tantôt le murmure, tantôt le martèle : écrire est ici une reconstitution autour d’un mort. Écrivant, la fille rend justice à sa mère. Dira-t-on que c’est un Livre de ma mère de plus ? En un sens oui, à ceci près que le propos ne se veut ni hagiographique ni comptable. Ni rose ni noire, l’histoire sera bleu ciel, de la couleur du manteau de la Vierge sous le pinceau des peintres du Quattrocento, bleu comme le ciel de l’heureuse contrée, puis grise comme est toute misère. Retracer la généalogie de la mère morte, c’est donc et refuser l’oubli, et retrouver la Tunisie, pays béni où l’on vivait « un hédonisme modeste ». Puis Clio entre en scène et redistribue les rôles. Vient le temps de la transplantation, la dispersion, le « cataclysme de l’exil » sous la pression antisémite cautionnée par le régime de Bourguiba. La France ou la souffrance, guère d’autres choix. Partir fut un déchirement, un « bannissement ». De l’acclimatation en France, Brami retient tout à la fois le caractère pathétique et la grandeur désespérée, la découverte de ce statut « d’étrangers tout juste tolérés ». Bouée de secours, la judaïté remonte alors en surface, signe d’identité et d’autodéfense. Le folklore, comme sauvegarde de soi et des souvenirs d’autrefois, aura à jamais un goût de nostalgie.
Tendue entre intelligence et sensibilité, la prose de Brami est âpre et souple, elle couve quelque chose d’une amertume, une indignation tamisée. Pas de rancœur ici mais « le regret inextinguible », feutré. Incollable spécialiste de Céline, Brami n’a aucune espèce de parenté stylistique avec l’auteur du Voyage, aucune. On penserait plutôt aux poignants écrits de jeunesse d’un Camus. On aime d’ailleurs à croire que l’incipit de ce roman (« Voilà, c’est terminé. Tu es morte ») n’est pas, si l’on ose dire, étranger à l’ouverture de L’Etranger : « Aujourd’hui Maman est morte ». Avec la mort tout commence : la mémoire, l’amour, l’écriture. La mémoire comme preuve d’amour, l’écriture comme fidélité.
Le Manteau
de la Vierge
Émile Brami
Fayard
218 pages, 17 €
Domaine français Retour aux origines
mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81
| par
Anthony Dufraisse
Le troisième roman d’Emile Brami, né en Tunisie, est, sur fond de mélancolie, le plus autobiographique et le plus abouti. La mémoire comme preuve d’amour.
Un livre
Retour aux origines
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°81
, mars 2007.