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Des plans sur la moquette La sirène et le grillage

juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75 | par Jacques Serena

Anne C. est ma disciple préférée. Parce que la première fois que je l’ai vue, elle voulait des conseils pour écrire. Elle a fait l’élève étourdie et moi le maître sévère et injuste. Si je me laissais aller, je dirais que j’ai encore la page où elle s’était décrite en crucifiée. Heureusement, je ne me laisse pas aller.
Anne C., ceux qui l’ont un tant soit peu connue l’ont reconnue dans mes livres. Au moins dans la fiévreuse maintenue jupe troussée devant les maçons travaillant en face. Même si elle nie en bloc, surtout si elle nie. Quand même des choses qui créent des liens. Et je pourrais produire un témoin, un maçon, de ces Danois travaillant au noir, je pourrais produire une photo. Mais une photo ne prouve rien, quant aux maçons danois, mieux vaut ne pas en faire état.
Par contre, elle n’a jamais nié nos soirées orageuses dans le bar de La Farlède. Parce qu’Anne C., la première fois que je l’ai vue, c’était dans un vieux bar, avec dehors de l’orage et dedans des piliers de comptoir ricanants à la vue de notre duo, à l’idée effarante de la suite probable. Déjà elle parlait de me présenter son amie la petite chinoise.
Le peu que me dit Anne C. Enfant, elle sentait que l’enfance était une invention de vieux gâteux. Ce qu’on lui donnait pour tragique la faisait rire, ce qui faisait rire les autres l’attristait, etc. Cette lucidité précoce, je n’ai pas pu lui faire avouer si elle l’a voulue ou si les circonstances lui avaient offert ce raccourci, j’ai eu beau l’obliger à laisser ses pieds nus dans une fourmilière. Parce qu’Anne C., la première fois que je l’ai vue, était encore gamine, du côté de Montluçon. De toute façon, exprès ou pas, sa lucidité est là, le mal est fait. Elle le sait, depuis l’enfance, qu’elle n’a rien à perdre. Rien qui ne soit perdu d’avance.
Sur elle, affleure l’empreinte laissée par le catéchisme. Elle y jouait seule, à longueur d’après-midi. Une enfant peut jouer avec un rien. On doit en savoir quelque chose, si on a joué. Se rappeler ce que c’était, jouer, jusqu’où ça pouvait aller. Avec une figurine de soldat romain. Avec une poupée, deux bouts de bois, trois vieux clous. Jouer à fouetter la poupée clouée. Jusqu’à être, mais alors vraiment, poupée. Et romain. Remonter au temps où on pouvait jouer vraiment, avec rien. En pure perte. Mais rien à perdre. Remonter au temps où on pouvait être innocente poupée, cruel romain, etc. Trois fois rien.
Anne C. jouait et depuis mon atelier je la regardais. Et je savais qu’elle le savait. Parce qu’Anne C., la première fois que je l’ai vue, j’essayais encore d’être peintre et elle jouait dans le jardin devant mon atelier. Jouer, besoin primordial et absorbant. Désintéressé. Autrement dit d’un intérêt tout autre. Elle y parlait comme on y parle, au conditionnel, ou au futur, on confond. C’est entre, en zone intermédiaire. Entre rêve et éveil, conscience et inconscience, moi et l’autre. Tous les autres, et tout. De l’ordre de la tentation. Se tenter.
De là à dire que quand elle vient se baigner nue dans mon bassin c’est encore du jeu. Pour être à nouveau à même de se muer en quelque chose d’autre. De futur, de conditionnel. De beau, de grave. Et quand je dis se muer. De se reconnaître en quelqu’un de cruel, de mis en honte, de sublime. S’y essayer. S’essayer soi, sous toutes ses facettes. Sous toutes les coutures. Risquer sa peau. Ne pas se cantonner dans celle dans laquelle on s’est laissé piéger. Un jeu pur du faux-semblant. Suspendu dans une parfaite clarté d’invention. Rien ne séparant d’aucun rôle, de personne, de rien. Tout uni et évident. C’est le jeu perdu du soi, sans crainte ni doute (où ai-je lu que jadis la séparation se disait Diablose ?).
Mais si tout le monde faisait comme Anne C., ce serait du beau. Est-ce qu’elle a le droit. Cette question. Le droit à l’imagination qui ne va pas dans le bon sens, c’est-à-dire dans celui, unique, du rendement. Jouer, scandaleuse perte de temps, signe évident d’inadaptation. Folie douce, les pires.
C’est qu’Anne C. a senti que le paradis perdu n’était pas si loin, simplement un sentiment passé sous silence, sous le fil des jours. Combien de fois faudra-t-il nous le dire, que ce qu’on cherchait est en nous. Plonger, sous la lourdeur des jours officiels. Pour que toutes les Anne C. possibles sortent des limbes. Se perdre, s’abandonner à ce plongeon qui pourrait un soir être sans retour. C’est le risque, la crainte et, bien sûr, au fond, le désir.
Perdu, un soir ou un autre on l’est. Mais sans encore assez savoir la chance qu’est cette perte. Qu’on pourrait, en l’acceptant, commencer à se retrouver. Anne C. se baigne nue, et moi j’écris. Écrire est aussi au prix de cette acceptation. C’est bouleversant, dans le sens fort du mot. Chaque ligne écrite nous rappelle à nous. Depuis le temps. Pour, l’espace de cet oubli, ôter l’armure, revenir à l’idiot collé au grillage. Et elle, à l’idiote jouant tout l’après-midi à la sirène. On s’en remet mal. N’en revient pas.
Mon lien sacré avec Anne C. est là. Elle redevenant sirène et moi sentant le grillage dans mon dos. On joue à redonner sa chance à Ulysse. Que, cette fois, il ne s’attache pas, se laisse aller, voie ce que la sirène offre. Une folie, si on ne la suit pas jusqu’au bout, perd sa chance de devenir une nouvelle sagesse. Moi, Anne C., un soir, je la verrai sans attache. La laisserai me donner à voir. Me redonner, à sa façon, la folie qui me manque et dont je suis en train de mourir. Un voyage risqué. Mais, comme disait Beckett, nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, nous sommes cons mais quand même pas à ce point. Un jour, Anne C. me présentera sa copine la chinoise.

La sirène et le grillage Par Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°75 , juillet 2006.
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