Quelques semaines après la venue au monde, à New York, de Washington Irving, dont les parents d’origine anglo-écossaise avaient émigré en Amérique en 1763, le Traité de Versailles ratifiait l’indépendance des États-Unis : l’auteur, prénommé en hommage à George Washington, portait précocement les stigmates de l’ouvrage qu’il publierait une trentaine d’années plus tard.
Comparé à Swift, à Sterne ou à Rabelais pour son humour exubérant, Irving reconnaît avoir librement puisé aux sources des historiographes de l’Antiquité, fidèle en particulier au modèle bucolique et digressif d’Hérodote. Et c’est sur le principe d’une « méta-Histoire », dont il revendique fièrement la rationalité sans jamais garantir, en revanche, qu’elle soit authentique, qu’il construit son ouvrage. Ironie du sort : ce dernier sera largement consulté par des historiens plus sérieux de la période hollandaise. Ou comment infuser le mythe dans l’Histoire officielle…
Son point de vue de prédilection est celui des premiers colons hollandais, sortes de tonneaux ambulants gavés de cochonnailles et de mauvaise bière, invétérés suceurs de pipes dont les fumées épaisses, nous dit-on, firent de Nieuw Amsterdam la cité la mieux défendue au monde. Hendrick Hudson, le héros fondateur, fut d’ailleurs l’illustre importateur de la toxicomanie outre-Atlantique. Comme aux autres premiers gouverneurs de l’ancienne île de Manahatta, achetée aux Indiens pour une poignée de dollars, Irving lui consacre une fausse hagiographie qui s’acharne à balayer le mythe des démagogues à mesure qu’elle l’élève : ainsi de Wilhelmus Kieft, alias Thomas Jefferson, dont la stratégie militaire consista à bâtir des moulins à vent. Ou encore de Woutter Van Twiller, dit Walter l’Indécis, dont seuls les puissants ronflements laissaient deviner une intelligence hors du commun. Peter Stuyvesant, autre figure mythique, est un dictateur inflexible, dont la volonté n’a d’égale que la raideur de sa jambe de bois, et dont une bouse de vache met fin à la glorieuse carrière.
Auréolé des innombrables bienfaits apportés à l’espèce indigène, dont la consommation outrancière de rhum et l’importation de maladies en tout genre, le rôle civilisateur des premiers colons de Gotham (littéralement : « le village des idiots ») est brandi comme un étendard : « Moins ils avaient de besoins, plus ils étaient réellement sauvages, car la science est en quelque sorte une augmentation de désirs, et c’est le nombre de ses désirs, aussi bien que leur violence, qui établit la supériorité de l’homme sur la brute. Les Indiens donc, par cela même qu’ils étaient presque sans besoins, étaient de vrais animaux irraisonnables ; et il était strictement juste qu’ils fissent place aux Européens, qui ayant mille fois plus de besoins qu’eux, tireraient conséquemment mille fois plus de profit de la terre, et rempliraient plus complètement la volonté du ciel. » En contrepoint, une lucidité critique que le rire rend plus cinglante encore.
L’Histoire de New York fourmille d’anecdotes caustiques et irrévérentes, qui soumettent constamment la crédibilité du narrateur à celle de son lecteur : l’on y apprend la découverte du mot économie, « terme magique dont le pouvoir le dispute aux plus terribles mots de la nécromancie », l’origine du tracé des rues new-yorkaises, ou pourquoi l’Amérique aurait pu s’appeler Colonia. En somme, une épopée héroï-comique de haute voltige, parfois douloureuse, dont la modernité ne fait aucun doute : « Je ne puis m’empêcher ici de faire observer tout ce que doit mon bien-aimé pays à cette chère figure de l’hyperbole, pour l’assistance qu’elle a prêtée à bon nombre de nos plus grands personnages qui, à force de grands mots, de périodes sonores, et de pompeuses doctrines, se sont soutenus à la surface de la société, comme d’ignorants nageurs se maintiennent à fleur d’eau sur des vessies gonflées. »
Camille Decisier
Histoire littéraire Naissance de big apple
mai 2006 | Le Matricule des Anges n°73
| par
Camille Decisier
Publiée en 1809, l’« Histoire de New York » marque l’entrée en littérature de l’Amérique. Une genèse impertinente et burlesque de la constitution des États-Unis.
Un livre
Naissance de big apple
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°73
, mai 2006.