Il est loin, quelque part à l’étranger, en Bulgarie, mais aussi Barcelone, Tokyo, ou Milan. Elle, la narratrice, sur les bords d’un fleuve, en France, le cherche sur l’atlas, le pressent, renonce « aux géographies parfaites », et traverse le vivre avec cet espace, ce silence. « Je ne le vois pas. (Que faire de lui, que faire s’il n’y est pas, s’il y est trop, s’il est appelé à forte et haute voix ? Et que faire s’il disparaît ?) ». Vivre loin de l’homme aimé n’est pas seulement l’absence, le manque c’est déjà la perte, matérialisée. Cela demande du courage, de la force, de la foi, cela épuise, use, creuse la fatigue « J’avais accepté que coexistent des réalités diverses, deux au moins, et qu’il n’y ait pas de passage. J’inventais la folie mais je tenais sur mes pieds, et présumais de mes forces. » Cela demande de savoir ne plus y penser directement, chercher les lieux où l’histoire se diffracte et cesse de peser de tout son poids. Une photo trouvée charpente le temps : Marthe Arnaud-Kunzt, qui deviendra la compagne du peintre Bram van Velde, tisse les motifs d’une autre quête. « Pour dire l’accalmie des amours par-delà le désastre, ou le contraire (la calamité chevauchant les petites chroniques où nous nous tenons), j’ai cherché une histoire. » Celle de ce couple s’inscrit en reflet de celui qui tarde à se faire et offre l’espace intérieur où réside la vue. « Je marchai dans ma ville, photo en poche, sans souci de l’espace qui le tient. Je sais le monde vaste, miroir de celui qui tout étroit m’étreint. » Juin 1938, novembre 2005, les deux époques se répondent. Marthe vient de rencontrer Bram. Il est de retour de Majorque où il a perdu sa femme, Lily. Il laisse Marthe entrer chez lui sans que l’on sache exactement ni comment ni pourquoi. Marthe revient d’Afrique, elle y a laissé un amour inavoué, un mort. Elle a des crises de paludisme qui la plient dans les couloirs des galeries. Elle est plus âgée que lui. Ne présente pas bien. « On peut penser, à propos de Marthe, qu’elle était douée de vie jusqu’au désastre. Bram illustra les Enfants du Ventre qu’elle écrivit. » Il n’en fera pas plus. Les Manières de Blancs qu’elle publia aux Editions Sociales Internationales en 1938, et qui paraîtront en feuilleton dans l’Humanité à la Libération ne seront pas accompagnés de ses dessins. Bram aimera à nouveau, après Marthe. Entre les deux femmes aimées, Lily et Madeleine, Marthe sera la « période deux, l’âge moyen. »
Près des désastres personnels de Marthe de celui qui s’annonce pour la narratrice avec cet homme à l’image figée par les lieux inconnus : « derrière la porte l’homme que j’aime se tient. (…) Après tout, je ne suis pas sûre qu’il veuille avec moi s’accorder, il devait chercher la chance d’ouvrir la porte » les germes de ceux à venir. Les lois françaises contre les étrangers sans papiers en 38, l’enfermement de Bram dans cette Villa Chagrin, nom d’une prison près de l’Adour, à Bayonne, et que longe la narratrice chaque jour. Lois et nouvelles d’une « période deux, âge moyen. (…) Voilà où je voulais en venir, depuis le début, passant par les images et tout ce que l’on ne voit pas. (…) L’enfermement de Bram, en 1938, dure quatre semaines et ne ressemble pas à ce qui se trame, comme réclusion et barbarie, ailleurs. »
Nouvelle chronique d’une disparition, et des emboîtements de vide par la sensation de la perte, cette dernière parution de Marie Cosnay s’inscrit certes dans une continuité du travail de l’écrivain. Mais Villa Chagrin a ceci de particulier de développer un arpège plus prenant encore que les précédents (parus chez Cheyne éditeur), par la douceur, la retenue et la sérénité qui le traverse. « L’homme que j’aime a laissé derrière lui une ombre que j’épouse, régulièrement, le soir à vingt heures. » Dans ces noces secrètes, sur la photo par lui offerte, des nuages blancs appellent l’écriture elle nous murmure qu’il est « possible de vivre avec quelque chose en suspens, non réglé, non rangé, non bricolé. »
Lucie Clair
Villa Chagrin
Marie Cosnay
Verdier, 75 pages, 11 €
Domaine français Mots d’amour
mars 2006 | Le Matricule des Anges n°71
| par
Lucie Clair
Dessiner sa peine comme on écrit sur des nuages. « Villa Chagrin », le troisième livre de Marie Cosnay, confirme la présence d’un très bel écrivain.
Un livre
Mots d’amour
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°71
, mars 2006.