Gilles Ortlieb, le veilleur fraternel
Comme dans la plupart de ses livres, Gilles Ortlieb a rassemblé dans cette « ronde », schnitzlerienne autant qu’exercice de veille, quelques textes épars, sept ici, constitués souvent de notes rassemblées en raison d’un air de famille. « Dimanche fleuve » offre une simple balade au bord de la Moselle, mais permet toutefois de croiser la statue d’un ministre de la viticulture et celle d’un champion du monde de la force, célébrité méconnue de Mondorf. Dans « Petite poste », la précision dans l’expression qui signe la manière du voyageur, donne aux notes des résonances profondes, mine de rien. Ainsi, observé d’un train : « à dix pas de l’autre côté de la vitre, le défilement cadencé des fils électriques entre les poteaux lorsqu’ils s’affaissent vers leur milieu, s’élèvent à nouveau, vont peut-être s’échapper, ne s’échappent pas, jamais, rattrapés de justesse par le poteau suivant qui les fait plonger à nouveau, les condamnant (et nous avec) à une oscillographie perpétuelle et magnétique. » Au-delà de la justesse d’expression, on notera le tact avec lequel l’écrivain nous associe à ces fils, tenus à « jamais » prisonniers. Il y aurait là la métaphore du livre : cet élan impossible, cet envol interdit sont d’abord ceux des hommes.
Depuis son nouvel appartement (« Déménager ») l’écrivain observe le viaduc où s’engagent parfois des « autocars aux rétroviseurs en oreilles de cocker ». On reste saisi souvent par des images si justes qu’on ne comprend pas pourquoi on ne les avait, jusqu’alors, jamais lues. « Notes de service » aborde un des thèmes récurrents d’Ortlieb : la vie de bureau. Kafkaïenne, « la cognée du regard » s’appuie sur une lucidité à la cruauté désolée. On y entend s’égrener les heures inutiles, dans la grisaille des habitudes, on y voit des scènes d’une banalité à pleurer, que vient souligner (comme un projecteur sur le rimmel coulant d’une dame rompue) la fulgurance des notes. Des destins sont ici mis en bière en quelques lignes : « Mme D., employée depuis de nombreuses années à la section des brevets, a appris il y a quelques mois qu’elle avait sans doute un cancer. Et de se demander à voix haute, près du grand garage de Montfort où je la rencontre, s’il vaut vraiment la peine, « compte tenu des circonstances », de s’acheter une voiture « aussi solide qu’une Volkswagen… » » Ou cet autre, privé de son voisin de bureau parti en vacances, qui garde « l’esprit tout tintinnabulant d’une menue monnaie de petites phrases qu’il ne sait plus où ni comment écouler. » On ne rit pas de cette humanité engoncée dans sa mort lente. On s’en effraie plutôt, tant elle nous est proche.
Carnets de ronde de Gilles Ortlieb, Le Temps qu’il fait, « Lettres du Cabardès », 109 pages, 13