Voici le moment venu de partir, de laisser la clef sous la porte, ou plutôt de la remettre aux prochains occupants, en leur conseillant d’être attentifs aux arbres, d’écouter leurs alarmes. Si les chênes feutrent, ce n’est pas grave. Le saule, les érables, le petit cerisier réclament beaucoup d’eau ; le merisier, qu’on coupe une branche morte, s’il s’en présente une. Il convient de traiter sans cesse, à la saison, le pêcher contre la cloque, la vigne au soufre et au sulfate. J’ai vu des gamins : ils sauront trouver le chemin dérobé qui, après avoir franchi les hautes herbes du jardin de François, la pelouse de Mitsou, courbés pour ne pas qu’elle s’en aperçoive, et traversé la haie de thuyas, débouche sur un pré en pente, sa remontée vers un champ à main droite, le ciel et le Bois des croix en face. Comment pourrais-je concevoir du regret là où je m’apprête à vivre ? Mais il est à prévoir que les soirs pendant lesquels le Sud recouvre ses grosses chaleurs, une nostalgie poindra des tons anglais de l’herbe, des blés couleur de lion, des couchants où un pinceau d’énervé flanquait de l’ocre, du rose, le bleu picard du Nord, les striures blanches des avions. Les monts embrumés au matin, des monts moyens, avec une ferme au-dessus, et la découpure verticale des forêts de loin en loin. Ah, l’on s’en souviendra, de la Seine-et-Marne !
Adios, Adieu ! Je pars pour l’Océan, à qui la Gironde fait un enfant calmé dans le dos. Ce n’est pas si loin de l’Espagne. Poser des lignes avec des vifs et creuser des chimères. Nous les relèverons le lendemain, soit ma moitié, mon talent, et soit moi, harnachés dans les courants de bahines,
« Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole,
Et qui erre dans le désert
Des goémons sans nécropole.
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle… »
Nous connaîtrons le crissement des arbres, la nuit, sous les vents d’équinoxe, l’effroi qui vient quand les lampes s’éteignent. Les longs petits déjeuners, à la ville voisine, en terrasse ensoleillée dès huit heures, dès avril. Nos glissements du rêve vers la réalité, qui est littérature (« Dès que Robert et Sonia Delaunay se levaient, ils parlaient peinture. » Roger de la Fresnaye). Cette délicate opération à coups de cigarettes, comme nous redescendions d’un acide avec des joints autrefois, tu te souviens ? La nuit, la fuite éperdue à mesure qu’on marche sur le rivage, des crabes-araignée plus blancs que la lune sur la table. Les ratiocinations de la Province (« raisonnements vains et exagérément subtils ») à l’égard de Paris. En lisant les journaux, ferons-nous partie des individus qui accusent la capitale au moindre écart, lors même qu’ils la singent ? De toute façon, il nous en reste, par avance, un éclat dans les yeux.
Tu m’aimes ? c’est parti. Les bois flottés au long de la grève et le temps comme il s’entend dans tempête. Je construirai pour toi ce poulailler en bas du jardin, parce que quand tu étais petite, sur la fiche d’école, aux questions « Métier du père ? Adresse ? », tu avais répondu : « Agriculteur. Paris IXe. »
Une vignette pour toutes ? Je m’obstine à voir un coin de pièce éclairé en hiver belle la pièce, chaude. Et à table, par-delà le dos d’un ami, une bouteille d’Evian à demi pleine de Pauillac à dix francs le litre.
Nous n’y sommes pas déjà, et voilà que nous sommes plus d’ici. Le regret farouche de ce départ domine d’abord, puis les langues se délient, des portes s’ouvrent. Il vient enfin sur le visage de l’interlocuteur une caresse, un adoucissement des traits, parfois une beauté : nous ne faisons que passer. Tous. Ce statut d’à demi parti confère une légèreté insoupçonnée et des sourires jaillissent au coin des rues, à la terrasse des cafés, sur le trottoir. Ce serait un opprobre à l’envers. La même « qualité » ouvre des perspectives effrayantes : qu’allons-nous devenir ? J’ai beau scruter l’avenir, je ne vois qu’un grand trou sombre.
C’est par force, presque, que nous accroissons notre légèreté. Nous atteignons le stade de l’eau minérale gazeuse. Pour des personnes soucieuses de peser autant que les plumes, le vent, la cendre, il est enviable.
L'Anachronique Adieu aux hommes d’ici
juillet 2004 | Le Matricule des Anges n°55
| par
Éric Holder
Ca, c’est pour Volker Sieben.
Adieu aux hommes d’ici
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°55
, juillet 2004.