Des expérimentations poétiques actuelles, celle menée par Jacques Sivan est sans doute une des moins lisibles. Littéralement, le regard porté sur ses poèmes est comme blessé, face à un brouillage soudain, brouillard d’une trop forte luminosité (d’où peut-être une première piste de lecture possible : il ne s’agirait pas tant de chercher à lire ici que d’essayer de voir, de regarder le texte en ses effets d’opacité et de luminescence…). Le principe de compression y est poussé au point que ce ne sont plus des phrases ni des mots que nous lisons, mais, au gré d’une écriture phonétique personnelle et peu grammaticale, entre fusion et agglutination, ce que l’auteur nomme des « motlécules », à savoir un regroupement de lettres valant pour une sorte de photographie sonore d’un substantif simple ou composé. Un exemple ? Traduisez en français le poème suivant, intitulé « COURT-CIRCUIT », extrait de Pulps : « jonksion soulèveman le repor vèr lé santre mobile lé er vibrasion lumineze retour a un sel tipe kapable anjandreman du même lélèktrike ».
La lecture d’un poème laisse plutôt une impression lumineuse, un effet comme d’éblouissement au flash. Le centre (« santre ») en est toujours très mobile, sans qu’on sache trop dire où se fait du sens ou du lien : consistant plutôt en un fluide électrique, un mouvement trop rapide où rien ne se solidifie, très immatériel. L’enjeu semble plutôt chimique ou physique : capter des ondes, tensions, altérations, ouvrir des zones de perception dans une sorte de matérialisation impalpable en perpétuelle métamorphose. Chaque poème devient comme une plaque sensible impressionnée, où les mots seraient oubliés au profit de blocs de sensation, comme s’il importait d’écrire plus vite que les mots, dans un déclic photographique. En cet instant de tressaillement du poème, de révulsion.
Les poèmes de Pulps, au moins par leurs titres, renvoient essentiellement à un univers de science-fiction. Comme en autant de projections sur la page transformée alors en écran extra plat, loin de toute figuration, ils participent d’un effet mirage : clignotements de surface, formations d’espaces virtuels, paysages subliminaux en vertige accéléré. Carte postale en 3D bien secouée. Kaléidoscope du futur. Il n’est pas tant question ici de faire apparaître quoi que soit que de capter les conditions d’un effacement, décrivant des configurations très abstraites et mouvantes, somme toute aléatoires.
On pourrait s’imaginer dans une sorte de bande dessinée ou dans une navette spatiale en partance pour quelque planète lointaine, mais les écrans de contrôle s’affoleraient, les récepteurs ne seraient plus très fiables, on ne pourrait que regarder des bribes d’images, territoires furtifs, sans réellement rien voir. Et c’est sans doute là le sens paradoxal de ce travail : nous obliger à regarder (à lire) tout en nous empêchant de voir, s’attachant à brouiller notre perception au risque de nous aveugler. C’est bien sûr un peu violent et radical, légèrement masochiste, un peu sec aussi par le côté systématique, mais c’est au moins concrètement expérimental et cela fait de nettes, d’hallucinantes déflagrations, in the sky with diamonds…
* À signaler un autre livre récent du même auteur, chez Voix éditions : Pendant Smara (104 p., 14 €).
Pulps
Jacques Sivan
Spectres Familiers
(29, rue Barthélémy 13001 Marseille)
53 pages, 12 €
Poésie Futuroscope
juillet 2003 | Le Matricule des Anges n°45
| par
Xavier Person
Pour la lecture de la poésie de Jacques Sivan, les lunettes de soleil sont recommandées, et pas mal de patience. Les images y sont subliminales.
Un livre
Futuroscope
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°45
, juillet 2003.