L’exercice est simple -quoique singulier : écrire jour après jour vingt-trois lettres à un inconnu, ensuite adressées par un tiers à un destinataire anonyme tiré au hasard par celui-ci. Ghérasim Luca est à Paris à la fin des années trente et se livre à ce jeu qui a toute la saveur de l’entreprise surréaliste. Ainsi la lettre du « 17 novembre 19… » : « Monsieur,/ Quand vous vous êtes révélé en suscitant mon étonnement, j’ai repris haleine mais d’ici peu je serai peut-être tenté de me dérober et de m’abandonner à une pure magie incantatoire./ Au contraire, je suis content de m’oublier./ Mais ici encore une limite persiste. » En annulant sa propre identité devant ce lecteur inconnu, cet anonyme si bien « visé » par un jeu littéraire, Ghérasim Luca n’est pas loin, par désincarnation postale successive, de donner involontairement un manifeste à « l’histoire » de la littérature du XXe siècle qu’Antonin Artaud a inaugurée peu avant en révélant ce double en soi qui préside à la naissance du poème. Ces missives n’ont jamais été adressées au-delà du temps qu’à nous autres lecteurs. Un livre pour redire ce qu’est le pouvoir de la poésie et appeler la poésie au pouvoir.
Levée d’écrou
Ghérasim Luca
José Corti - 98 pages, 10 €
Poésie Levée d’écrou
mai 2003 | Le Matricule des Anges n°44
| par
Maïa Bouteillet
Un livre
Levée d’écrou
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°44
, mai 2003.