Les poèmes d’Ernst Herbeck sont écrits en phrases courtes, claires et simples, simplement, comme on enfonce un clou. Comme on énonce une vérité, un peu sentencieusement mais légèrement aussi. Étrangement inspirés, comme un peu étrangers à eux-mêmes, ils posent des évidences incertaines avec une autorité amusée et un peu triste, fragiles et sûrs, indubitables et aléatoires. Par exemple, on y peut, comme ça, affirmer que « la vie des poulets est rouge », de même que « le frémissement de l’amour du prochain », ou bien que « la couleur de l’honneur est grise ».
Né le 9 octobre 1920 à Stockerau en Autriche, affligé d’un grave bec-de-lièvre, Ernst Herbeck souffrait d’une difficulté à s’exprimer qui déboucha sur une longue période de mutisme, seulement entrecoupée de rares paroles sans destinataires, dictées selon lui « par une fille qui l’aurait hypnotisé ». Des troubles schizophréniques affirmés amèneront en 1946 à son internement définitif à l’hôpital du Gugging où ses hallucinations, notamment auditives, ne cesseront jamais réellement. Nommé en 1966 médecin-chef de cet hôpital, le professeur Léo Navratil l’incitera à écrire et à dessiner. C’est ainsi que, sur sa commande, naîtront des centaines de poèmes peu à peu publiés et reconnus1, trouvant place dans la poésie contemporaine de langue allemande.
Regroupant un choix de cent poèmes, la traduction2 que proposent les éditions Harpo & permet de prendre mesure d’une œuvre étrangement audible aujourd’hui, qu’on lit comme telle, sans tenir compte de son origine pathologique, ou plutôt comme si la schizophrénie qui la sous-tendait nous était déjà familière, implicite à notre modernité. « Le fardeau, dit un poème, c’est quand on se tait en été comme en hiver », alors qu’un autre texte témoigne de la bouche « disqualifiée ou opérée », origine problématique de la parole, balbutiement menaçant, mutisme déjoué dans l’écriture poétique.
Des répétitions notamment, en l’insistance de leur naïveté, pourront sonner familièrement à l’oreille d’un lecteur de Christophe Tarkos par exemple : « la mort est toute grande./ La mort est grande/ Ta mort est semoule./ La mort est belle./ La Mort est aussi./ La mort des animaux. » De même, la tautologie crée-t-elle de l’écho, assumant un degré zéro de l’écriture : « La vie est belle/ déjà aussi belle que la vie. »
On lit cette poésie « brute » sans jamais s’en tenir à ce terme, au contraire. Comme une lucidité commande au glissement des phrases et du sens. La syntaxe est concentrée comme l’esprit du scripteur qu’on devine méticuleux dans ses propositions, soucieux d’une justesse jusque dans l’écart. Précisément, il faut lire le poème intitulé « Poésie » et la définition que le poète y donne de celle-ci, énigmatique et évidente : « La poésie est une forme orale du marquage de l’Histoire au ralenti. » De fait, la définition est la forme même de cette poésie où se fait entendre une voix très lente, qu’il faut entendre dans cette lenteur même, dans une quasi immobilité de la formulation.
Rien ici d’une surréaliste complaisance, nulle fulgurance hallucinée, mais ce ralentissement au contraire, qui fabrique comme une douceur béate à la lecture de poèmes indécents de candeur parfois. Peu à peu s’opère comme un changement de perspective : redéfinition de l’humain par déplacement des définitions. Étrange regard de celui qui vit l’enfermement : « Des humains viennent sauvages voir des humains./ et disparaissent ». Poèmes écrits dans le silence succédant à cette disparition ?
100 poÈmes
Ernst Herbeck
Édition bilingue
Traduit de l’allemand par Éric Dortu,
Sabine Günther, Pierre Mréjen,
Hendrik Sturm et Bénédicter Vilgrain
Harpo &
Non paginé, 32 €
1 Son œuvre complète a été publiée en 1992, sous le titre Im Herbst da reiht der Feenwind, chez Residenz Verlag
2 À ce jour, seuls 14 poèmes avaient été publiés en français, en 1990, aux Éditions du Rouleau Libre
Poésie Poésie hypnotisée
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Xavier Person
L’Autrichien Ernst Herbeck (1920-1991) a passé une large partie de sa vie en hôpital psychiatrique. Sa poésie prouve que la schizophrénie peut être une poétique.
Un livre
Poésie hypnotisée
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.