Amateurs de performances excessives, collectionneurs d’objets culturels Belle Epoque, réjouissez-vous : Les Nuits blanches du Grand-Guignol retrace l’histoire du théâtre qui, de 1896 à 1962, agita les nuits des Parisiens et surtout des Parisiennes, plus facilement enclines -féminité oblige- aux spasmes et à la pâmoison. L’une de ces spectatrices n’avouait-elle pas se rendre au Grand-Guignol… chaque fois qu’elle était enceinte ? Et Max Maurey, qui dirigea rondement le théâtre entre 1899 et 1914, de triompher, un soir glorieux d’épouvante, au vu des quinze évanouissements qu’il avait comptabilisés au cours de la représentation ! C’est bien le théâtre de l’hystérie : sur la scène, se mêlent les intrigues sanguinolentes, l’érotisme, les regards hallucinés, les cris, tous les raffinements et les exagérations des souffrances charnelles ; dans l’auditoire hétéroclite, se côtoient bourgeois en mal de frissons, noctambules en goguette, spectateurs avides des réalités cachées et de leurs symptômes.
Il n’est pas aisé de mesurer la valeur des représentations. Constituent-elles une forme dégénérée de la tragédie classique ? Certains acteurs, à défaut de pouvoir jouer la souffrance morale, excellent ainsi dans les cris -ainsi en est-il de l’actrice Maxa : « elle gueulait, elle gueulait, elle gueulait, elle ne se fatiguait pas beaucoup », assure l’un des derniers directeurs du lieu. Agnès Pierron préfère quant à elle relever une autre influence, celle du théâtre populaire des marionnettes. Du petit Guignol, voix des canuts de Lyon, on emprunte alors l’esprit séditieux -si ce n’est que l’humour devient ici radicalement noir. Bistouris et autres instruments symboliques sont les accessoires indispensables d’une virulente critique du pouvoir et de l’ordre social : on mime les expérimentations cliniques pratiquées sur les cadavres des condamnés à mort ; on suggère à quel point la curiosité scientifique se confond avec la curiosité érotique et la curiosité érotique avec le goût du supplice ; on réduit progressivement, jusqu’à les abolir, les distances qui séparent la pensée de l’acte, la santé physique et psychique de la maladie et de la folie.
Autant dire que ce qui constituera aux yeux du psycho-physiologiste Binet, de Breton ou de Céline, le principal attrait du théâtre, sera du même coup frappé d’interdit par la censure, sous le fallacieux prétexte d’une funeste influence du spectacle sur le spectateur.
L’histoire que relate Les Nuits Blanches n’est donc pas seulement celle d’un théâtre. Ce qui est essentiellement livré à travers chacun de ces portraits d’acteurs, de directeurs et d’auteurs, c’est la vie tumultueuse d’un concept en forme d’oxymore : l’excès et la dérision s’y mêlent, passent à travers les mailles de la censure dans le langage courant, s’exportent depuis la cité Chaptal jusqu’au Brésil -où l’expression « C’est Grand-Guignol ! » sert à qualifier ironiquement les élections démocratiques à un seul candidat… Sans parler des résurgences cinématographiques et musicales, des flots d’hémoglobine tarantinesque aux mises en scène du groupe Marilyn Manson…
Agnès Pierron, universitaire hétérodoxe, avait déjà publié (dans la collection « Bouquins » chez Laffont) une anthologie des pièces du Grand-Guignol. Il ne manquait plus qu’une étude : celle-ci,, riche en suggestions et en anecdotes, dotée d’une flamboyante iconographie et d’une élégante mise en page, offre le luxe d’un authentique divertissement livresque.
Les Nuits blanches
du Grand-Guignol
Agnès Pierron
Seuil
157 pages, 30 €
Histoire littéraire Au bistouri ce soir
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Gilles Magniont
Avec beaucoup de couleurs et pas mal d’idées, Agnès Pierron étudie les formes sanguines et subversives du Grand-Guignol. Un authentique divertissement.
Un livre
Au bistouri ce soir
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.