Une morne plaine marécageuse aux confins de l’Autriche et de la Hongrie. Une sentinelle. Une sentinelle sur la frontière. En équilibre sur la ligne de partage entre Est et Ouest, entre Orient et Occident. Lieu improbable, intemporel, exploré par Joseph Roth et Dino Buzzati. Tatares, hussards, chars soviétiques… L’histoire, au long des siècles, s’est nouée et dénouée ici. « Va savoir ce que tous ces peuples sont venus chercher ici. Cette région n’a rien de particulier, en tout cas rien de bon, les pierres, les marécages, tout est plein de pluie, de calcaire, de vase, d’insectes, rien dans les forêts, pas un animal, que la pourriture et des squelettes, c’est la fin du monde ici en tout cas, avec ou sans cette frontière. » Aujourd’hui, la sentinelle traque des travailleurs clandestins, des hommes sans espoir et sans destin. Elle marche dans la nuit noire, sur un chemin de craie. Elle bute sur le rideau de fer, et retour.
Depuis son exil berlinois, Terézia Mora, jeune Hongroise de 31 ans, se souvient d’un pays, le sien, peuplé de fantômes et de peupliers courbes et solitaires. Elle écrit en allemand les maux d’un peuple laissé en jachère qui tourne en rond sur son carré de lande, posé au bord d’un lac, adossé à une usine. Un père alcoolique, une mère folle de chagrin, une petite fille qui rêve de devenir actrice, un adolescent qui tape dans un sac de sable pour épuiser sa haine, une grosse fille un peu nigaude, un frère assis au bord d’une route, un autre, noyé, oublié au fond du lac. Les personnages de ses dix nouvelles, le regard perdu sur la ligne de fuite de leur « finis terre », jettent à la face du ciel des poignées de rêves sourds, d’espoirs obsolètes qui volettent quelques instants avant de s’écraser sur le sol, absorbés par le désert spongiforme. Des étrangers s’installent parfois, Allemands ou Roumains que l’on méprise. D’autres, la nuit, viennent frapper à leur porte. Ils parlent des langues oubliées et cherchent le passage étroit qui mène vers l’Ouest. Ici, seuls quelques grands-pères se souviennent encore des chemins qui conduisent vers cet ailleurs hypothétique et nécessairement meilleur.
Les personnages de Terézia Mora vivent coupés de leur histoire, « sans patrie », dans un no man’s land, un entre-deux à peine esquissé, à peine défini, que sillonnent la nuit des soldats en armes. Survivants, descendants de survivants, ses personnages ont oublié tout ce qui les a modelés. Jusqu’à la Hongrie elle-même qui semble ou veut ignorer leur existence. Derrière eux, le vide. Devant, le néant.
Ici, on se déchire, on se quitte, on s’enfuit. On s’enivre aussi, beaucoup. On ne construit plus rien. On porte sa misère, sa résignation comme une seconde peau, une odeur indélébile. Mais, quand on marie sa fille, on invite encore, comme autrefois, des Tsiganes et leurs violons fébriles. Des violons qui cisaillent les chairs, à l’image de l’étrange matière qui donne son titre à ce recueil. Une étrange matière dont Terézia Mora pétrit ses nouvelles, mêlant au fil des textes autobiographie, désespérance, poésie et, peut-être, autre chose encore qui aurait échappé au lacis du vocabulaire. Une alchimie subtile dont l’équation ne saurait être entièrement résolue, obscure et belle comme seules peuvent l’être, parfois, les choses qui nous restent étrangères, qui nous emportent et nous égarent.
Étrange matière
Terézia Mora
Traduit de l’allemand
par Monique Rival
L’Esprit des péninsules/Meet
280 pages, 21 €
Domaine étranger Fuite et fin
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Anne Riera
Hongroise germanophone, Terézia Mora se souvient du sombre morceau de lande qui l’a vu naître. Variations, en dix nouvelles, autour d’une ligne de fuite impossible.
Un livre
Fuite et fin
Par
Anne Riera
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.