Le quatorzième livre de Jean-Luc Sarré porte un titre, Affleurements qui conviendrait à définir sa poésie. Ses vers semblent émerger d’un être évanescent, comme retiré du monde (on l’imagine nuitamment debout devant une fenêtre). Ils recueillent le moindre souffle, le plus infime bruissement de l’extérieur, qu’ils accueillent dans le poème comme pour souligner, plutôt que meubler, le vide de celui qui voit. Ce vide, cette trouée dans l’existence, on croit deviner qu’elle trouve son origine au seuil de la vie adulte, en 1962 lorsque Jean-Luc Sarré doit quitter, à la suite « des événements », Oran où il est né. Le recueil reprend en effet en ouverture, un titre, Comme un récit, déjà paru en 1991 aux éditions Étant données. Un poème mitraillé de silences blancs sur la page, où jamais le mot Algérie n’apparaît mais où le monde se donne (« une vie à contempler un jour au féminin/ avec du rouge par endroits/ celui d’un sourire ou d’une jupe/ un jour en forme de fille ») en même temps qu’il se retire : « le même soir le bruit court qu’on balance à la mer/ les corps qui n’ont pas supporté la question ». Cette entrée dans la matière du recueil n’est pas sans violence, comme s’il s’agissait aussi de prévenir le lecteur sur la portée des poèmes qui suivront : « il y a de la merde sur les murs/ il y a du sang qui sèche ».
La suite fait penser à un poème portugais, une attente vaine autant que résignée. Ce n’est pas le roi Sébastien qu’on espère ici, mais peut-être, croit-on deviner, un retour à la fois en Algérie et dans le temps, retrouver ses dix-huit ans pour vivre enfin les promesses d’alors. Mais on ne fait que deviner cela : la poésie de Jean-Luc Sarré n’est ni bavarde, ni égocentrique. Les humains sont étrangement absents, à l’image des voisins dont la sonnerie du téléphone est difficile à oublier. On croise bien quelques silhouettes, des femmes surtout, mais ce sont sous le soleil éblouissant simples passants que « la lumière désinvolte caviarde ».
Avant d’être un poème, l’écriture est un regard qui saisit du monde ce qui « offre (…) prise » et permet à l’existence de trouver ses marques, faute de mieux. C’est aussi une oreille (celle d’un amateur de jazz et celle d’un insomniaque) qui traque dans les bruits ce que la nature dit de silencieux. Le mystère vient de ce qui est fait de ces sons et pourquoi l’homme se doit-il de les écrire en poèmes. Puisque moins longtemps encore que les fleurs, ne tiennent « ces mots/ qui jonchent la page comme les pétales autour d’un vase ;/ on les livre sans trop y croire, pour patienter/ jusqu’au retour du soleil sur le mur d’en face. » S’agit-il de fixer un sens au « bel ennui derrière ses volets clos » ? Ou s’agit-il de pousser les mots jusqu’aux « caprice(s) de la mémoire » pour sans cesse « débusquer sous (ses) pas les fantômes » ?
Jean-Luc Sarré est comme les peintres de natures mortes ou certains sculpteurs, il conserve en ses longs vers, un élan autant figé, stoppé par l’Histoire, que glorieux. C’est l’amour de la vie, des femmes, des odeurs, de la marche et des alcools confronté à l’absence totale de crédulité, au déni de tout humanisme. Cette poésie porte le deuil du lyrisme en même temps qu’elle en élève la trace vers une gloire aveuglante. Elle tourne autour d’un point aveugle, telle Thelenious Monk tournant sur lui-même ; un point où brûle un soleil omniprésent, un point que personne ne saurait regarder en face.
Affleurements
Jean-Luc Sarré
Flammarion
114 pages, 89 FF
Poésie Sous le soleil, exactement
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Thierry Guichard
Ce qui affleure dans la poésie de Jean-Luc Sarré a le poids de l’Histoire et la légèreté de la lumière. C’est un exil de soi en soi.
Un livre
Sous le soleil, exactement
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.