Depuis ses premiers textes, Olivia Rosenthal trace une œuvre aux contours flous, ouverts, interrogeant l’acte même de l’écriture par le biais de fictions nommées romans -puisqu’il faut bien, le travail accompli, donner un genre. Puisque nous sommes vivants, troisième publication en moins de deux ans, livre un versant plus mûr, plus évident, d’une voix à suivre, d’une fraîcheur singulière, qui se cherche, dans des parages où rôderaient en ombres le style et les humeurs de Thomas Bernhard ou de Lydie Salvayre. Une quête où « l’extraordinaire des vies communes » interroge nos identités, rendant vie, si ce n’est grâce, à l’expérience humaine.
Fiction, jeu de fiction, voici les aventures déréglées d’une jeune femme moderne exposée au radical d’un diagnostic médical : la prétendue nécessité d’une ablation de la glande pinéale, siège des passions, sans laquelle nulle émotion ne peut être ressentie ni exprimée. La dernière heure de la sensation, le clinique proclamé, autorise alors la narratrice à « ne plus du tout se tenir en respect », laissant libre cours, débridée, à des forces désirantes inattendues, saugrenues -sans que l’on sache si cela tient d’un lâcher-prise salvateur ou d’un laisser-aller de girouette. Un monde, qui est notre quotidien, dilaté, s’ouvre du tragique au cocasse -lisez et relisez les scènes de course en supérette ou les angoisses téléphoniques.
Fuyant de toute part, agissant par suites et variations -le deuxième temps, reprise sous angle différent, chronique les tentatives de régulation d’un comportement devenu perdition-, le récit de ce vouloir-vivre effréné est constamment porté par une phrase ample et libre. D’inspirations classiques et de reliefs modernes, toujours belle, elle réclame souvent de lire à haute voix. Il y a là un déploiement de variétés, ironiquement nuancées, de persistantes volontés de greffes -foin d’ablation !- qui, tout en saisissant les périlleux vertiges inhérents à toute valse de vie, engagent le lecteur au plus près du cœur battant de celle-ci : dans cet espace parcouru par les désordres du désir et les garde-fous de la raison.
Si l’auteur enseigne la littérature, si l’on sent son œuvre inscrite dans la lignée d’un vaste corpus littéraire, loin d’alourdir sa plume, celui-ci donne chair et justification à la double interrogation du texte. Ce traité du rapport corps-esprit, cette histoire d’une double et délicate divergence -celle d’un couple, celle de nos parts animales et raisonnables-, est rehaussée d’une quête tourmentée de ce que pourrait être une parole vive et littéraire, respectueuse et libre envers son héritage. Un texte lyrique, peut-être, voguant de la persuasion à la rhétorique, mais d’un lyrisme constamment interrogé et mis à plat par des incises qui donnent une ouverture politique au déroulé du récit : c’est tout un monde aseptisé, forclos, que tente d’ouvrir le texte ; toute une langue bâillonnée qu’Olivia Rosenthal tente de faire respirer, dans ce va-et-vient incessant entre le plus maîtrisé et le plus dispersé.
Comme tout texte d’une certaine hauteur, irrésumable, irrésolu, irrésistible.
Puisque nous sommes vivants
Olivia Rosenthal
Verticales
190 pages, 98 FF
Domaine français Comme une dératée
septembre 2000 | Le Matricule des Anges n°32
| par
Pierre Hild
Course éperdue vers la vie, manège tragi-comique du quotidien, le roman d’Olivia Rosenthal exalte le lecteur. Percée d’une voix qui s’affirme.
Un livre
Comme une dératée
Par
Pierre Hild
Le Matricule des Anges n°32
, septembre 2000.