La bibliothèque est un lieu où généralement je m’allonge. À même le sol. Non seulement parce que las de me tenir assis à ma table de travail (comme on disait jadis pour légender les portraits d’écrivains posant à leur bureau, et tel qu’on pourrait me surprendre, ce matin, devant une fenêtre donnant sur un ciel grand-ouvert au-dessus d’arbres dont la profondeur ombreuse me ramène tantôt en un jardin beyrouthin, tantôt vers un Japon de songe), mais aussi, allongé, parce que mon rapport à l’objet-livre a presque toujours lieu couché, et particulièrement devant cette muraille de livres jamais vraiment classés, répartis avec les années en archipels aléatoires, au gré d’humeurs diverses dont la moindre n’est pas la lassitude qui me pousse à me défaire de temps à autre de certains de mes livres (récemment la quasi-totalité de la poésie française contemporaine, comme de tant de ces livres acquis au fil des ans parce que crus importants mais jamais lus et dont la vanité m’apparaît soudain jusqu’au dégoût) ; ou alors regroupés, ces livres, selon des affinités apparemment hétérogènes, dissonantes, même, qui font ressembler ces groupes à ces ensembles de notes écrasées sur le clavier par le tranchant de la main ou par l’avant-bras et que la musique d’aujourd’hui nomme clusters.
Allongé, donc, sur le sol, c’est-à-dire sur un tapis acheté il y a peu à Beyrouth (un sumak, préféré, faute d’argent, à une paire de sarouks dont les fleurs rouges sur d’immenses fonds bleus m’auraient permis de goûter, ici même, quelques arpents de paradis) et, ce matin de février, alors qu’un soleil trop blanc me chasse vers les recoins obscurs, je lève les yeux vers ces dos que je connais si bien et dont la contemplation pourrait me suffire ; du moins me suffit-elle lorsque l’écriture me laisse harassé, hébété, démuni, incapable de rien faire d’autre que de rêvasser sur ce groupe de dos et qui comprend, ce matin-là, Le Grésil de Dupin, The Pisan Cantos, Quelques-uns de Camille Laurens, Le Village de Bounine, Tel Quel de Valéry, Journal du séducteur, les Lettres de jeunesse d’Henri-Frédéric Amiel, Une enquête aux pays du Levant de Barrès, Si le soleil ne revenait pas de Ramuz, Discours américains de Soljenitsyne, Explication des oiseaux de Lobo Antunes, Quai ouest de Koltes, le Théâtre de Musil, Ulysse et Dublinois, un ouvrage sur le rêve cistercien et un autre sur Couperin : livres par l’œil élus pour une longue rêverie et qui, quoique fermés, n’en ferment pas moins le monde tout en y ouvrant je ne sais quelle ligne de fuite, dans l’écart heureux du souvenir de lecture qui est encore lecture, aussi bien que du désir, de la promesse de lecture qui est déjà son accomplissement.
Dossier
Richard Millet
Clusters
mars 2000 | Le Matricule des Anges n°30
| par
Richard Millet