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Dossier Richard Millet
Richard Millet, requiem pour les vivants

mars 2000 | Le Matricule des Anges n°30 | par Philippe Savary

Depuis 1983, l’écrivain originaire de la Corrèze compose d’étonnants livres, à une ou plusieurs voix, qui fouillent les angles morts du corps et de l’âme dans un vibrant chant de gloire. Une langue à bout portant qui lutte contre l’enténèbrement. Nouvelle variation avec Lauve le pur.

Richard Millet doit aimer la marche, et pas seulement parce que son nouveau roman, Lauve le pur, s’ouvre par une longue errance d’un fils perdu, traversant Paris, cheminant d’avenue en avenue, la merde au cul, sa solitude mortifère, mais sûrement parce que la marche est un moyen de s’extirper de son abri, de son corps, de lutter contre l’arrêt, c’est-à-dire le renoncement, une figure qui est récurrente dans son travail littéraire. Chez Millet, la fatigue physique ou mentale, si elle prend souvent le visage d’une illusoire délivrance, exerce une tension, un enfièvrement, dirigés contre la torpeur, la malédiction, contre l’existence qui sape. L’écriture naîtrait ainsi de cet effort : « Quand vous marchez longtemps, parfois vous avez une sorte de phrasé, de rengaine, un rythme qui s’impose, intérieur, et qui doit peu à peu trouver une forme », dit-il avec un léger sourire.
Richard Millet est intarissable lorsqu’il s’agit d’évoquer son plaisir de la langue, la richesse de ses possibilités, ses différents rythmes, son respect pour le classicisme, « corde la plus tendue du baroque », aime-t-il à rappeler en citant Ponge. Et pour cause : Millet n’a pas grand-chose à proposer aux lecteurs, friands des émois du moi ou des états d’âme générationnels. Sa seule force, il la puise dans l’écriture, une écriture dense, rigoureuse, organique, les nerfs à vif. Son culte du bien-écrire, si hautement revendiqué, échappe aux académismes. Sa palette est large, les couleurs souvent sombres : phrases métalliques, ciselées à l’arme blanche, qui disent la violence des traumatismes, les obsessions, les blessures secrètes, les douleurs de la chair, l’insatiable beauté du corps féminin, les impostures de la création ; phrases plus amples aussi, qui vous emportent dans des ressassements généalogiques, ces phrases limoneuses dont le cours (crues, méandres, marécages) dessine une géographie humaine souterraine furieusement primitive et qui laisse le lecteur rarement en paix, submergé par des cascades de subordonnées, des imparfaits du subjonctif, dont les enchaînements déploient des paysages d’une troublante sonorité, mêlés de grâces et de sortilèges. À la fois moine et séducteur Millet, autant fasciné par l’ascèse que l’extase, le paradis que l’enfer, le charme adolescent que la putréfaction des corps, avouant sans sourciller son dégoût pour le bleu du ciel mais son éblouissement pour le sang qui coule entre les cuisses des jeunes filles. C’est une langue au travail qui fouille les angles morts du vivant, les grands rites de l’espèce humaine, fore la part obscure de notre présence au monde, des fulgurances volées au temps, dont la plus grande réussite est de redonner de l’épaisseur, du poids à la réalité. On pourrait parler de dédoublement (ne le concède-t-il pas : « (Millet), un être qui parfois se scinde ») : il s’agirait davantage d’un écartèlement où la tentation du tragique, face à l’inexorable cours du temps, cherche son antidote, dans les plis d’une innocence...

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